Dans le cadre du partenariat de l’ADEME avec l’association ATD Quart Monde, un travail de réflexion en commun a été organisé entre des ingénieurs de l’ADEME et des personnes connaissant ou ayant connu la précarité dans leur vie personnelle, appelés militants. L’objectif étant de mieux comprendre les différentes réalités vécues au quotidien pour envisager des politiques s’adressant à tous.
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Il y a Gabin, 25 ans, fine moustache et mèche de cheveux tombante. Christelle, mère de trois enfants, regard bleu clair. Et aussi Chantal, Thierry et Véronique. Tous les cinq sont des militants de l’association de lutte contre la pauvreté ATD Quart Monde. Tous connaissent ou ont connu la précarité. Ce lundi 20 janvier, venus de Béthune, Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loire) et Lyon, ils sont dans les locaux de l’ADEME à Montrouge en région parisienne, pour leur troisième et dernier jour de séminaire Croisement des Savoirs.
À leurs côtés, huit professionnels volontaires de l’ADEME et cinq animateurs, soigneusement formés à la mission par ATD Quart Monde. Comme lors des deux premières journées les 17 et 18 décembre dans les locaux de l’association à Montreuil (Seine-Saint-Denis), les participants échangent sur des questions thématiques – alimentation, logement, mobilités… – et sur la représentativité des politiques menées. Les professionnels à partir de leur expertise, les militants forts de leur expérience.
Des concepts… à l’épreuve de la réalité
« En tant qu’ingénieurs, nous avons tendance à intellectualiser les sujets, on se rattache à des concepts. En écoutant ces témoignages, on perçoit une réalité concrète et vécue, à laquelle nous avons peu accès », confie Thibault, qui au sein de la Mission prospective de l’ADEME, travaille à l’élaboration des scénarios pour atteindre la neutralité carbone. C’est tout l’enjeu de ce séminaire participatif, qui s’inscrit dans le cadre du partenariat noué en 2023 entre l’ADEME et ATD Quart Monde pour une meilleure prise en compte des enjeux liés à la pauvreté dans les politiques de transition écologique.
Lorsque l’on évoque le sujet de la rénovation énergétique. Les témoignages sont nombreux : « Mon bailleur HLM a mené des travaux. Il nous a demandé d’être présents, mais sans fenêtres, en plein hiver, c’était invivable. Il faisait extrêmement froid », explique une militante, visiblement éprouvée. Un autre relève des travaux mal réalisés à son domicile et précise que, désormais, faute d’aération suffisante, il garde une fenêtre ouverte pour éviter l’humidité, ce qui est contre-productif en matière d’économies d’énergie.
Le constat est le même quand sont abordées les alternatives à la voiture à moteur thermique. Elle reste indispensable pour certains, mais le prix d’un véhicule neuf moins polluant est rédhibitoire. « La parole des pauvres est importante. Cette démarche avec l’ADEME nous permet pour une fois de communiquer avec des personnes qui, à la base, ne nous sont pas accessibles », pointe un militant, intéressé de rencontrer des « agents de l’État ».
Plusieurs militants participent, à côté de chez eux, à des projets associant environnement et solidarité : jardin partagé, marché solidaire… Ils confient leur préoccupation face aux événements climatiques, à la pollution. Et un sentiment de vulnérabilité. « En cas d’incendie comme à Los Angeles, par exemple, ceux qui ont les moyens peuvent se reloger, mais que se passe-t-il lorsqu’il s’agit de populations plus précaires ? », demande l’un d’eux. Au fil des échanges, une question émerge : « comment faire en sorte que le public en précarité, exclu des circuits de décision, puisse de manière systématique être associé à l’élaboration des politiques ? » Pour y répondre, trois groupes mêlant des militants et des « Adémiens » sont constitués. Chaque groupe se concerte dans un temps imparti, et tente d’y répondre sur une feuille A4, affichée sur le mur, visible par tous. Tour après tour, les groupes émettent des objections. Puis, des contre-objections. Rapidement, les murs se recouvrent de feuilles de papier. On parle concertation, discrimination, co-construction, colère, budgets, urgence, lois, exclusion… « C’est compliqué », souffle Thierry, médusé.
Prendre conscience des écarts de perception
La solution ne sera pas trouvée aujourd’hui, mais des bases de réflexion sont posées, et surtout, grâce à ces trois jours, chacun a appris à connaître les autres et a pu prendre conscience des écarts de perception. « Une fois ces différences touchées du doigt, on peut réfléchir à des politiques utiles pour tous… et transformer la société », arguent Céline Vercelloni et Sreng Truong, coordinateurs du projet au sein d’ATD Quart Monde.
C’est le sens de cette démarche de Croisement des savoirs élaborée par l’association, et déjà mise en œuvre dans d’autres domaines, avec des magistrats et des enseignants par exemple. Partant du constat que la prise de parole ne se fait pas de manière égalitaire dans la société, ceux possédant le moins de savoir académique ayant tendance à se taire face aux « sachants », elle offre un cadre pensé pour mettre militants et professionnels au même niveau. Elle prévoit notamment un temps en groupes dits « de pairs » (militants entre eux, « Adémiens » entre eux), où la parole se libère. Les animateurs veillent à l’expression de tous même quand elle n’est pas fluide ou assurée.
Le rapprochement entre ATD Quart Monde et l’ADEME s’appuie sur des réserves, formulées par l’association il y a deux ans, sur les scénarios Transition(s) 2050. « Quand par exemple l’ADEME préconise de réduire la taille des logements ou de privilégier les mobilités douces, les personnes qui y vivent déjà pour des raisons financières ne s’y retrouvent pas », relèvent Céline Vercelloni et Sreng Truong. L’ADEME admet cet écueil. « Nos analyses, aujourd’hui basées sur des moyennes, peuvent se trouver en décalage par rapport aux réalités que connaissent certains, et être reçues de manière violente. Il nous faut progresser », reconnaît Sarah Thiriot, sociologue au sein du service Dynamiques sociales de la transition.
Vers une feuille de route interne sur la transition juste
Après avoir contribué au rapport Faire de la transition écologique un levier de l’inclusion sociale du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) publié en juin 2024, l’ADEME prépare une feuille de route interne sur la transition juste. Un des enjeux forts est la prise en compte de la parole des différents publics. « Si on veut que la transition écologique embarque tout le monde, il faut faire « avec » », souligne Christina Nirup, responsable de la mission Inclusion et transition écologique auprès de la direction générale déléguée, qui conclut le séminaire sur un remerciement adressé aux militants. ATD Quart Monde est résolu à accompagner l’ADEME dans sa transformation à travers d’autres temps de rencontres. « On pourrait cibler des thématiques, et pourquoi pas, faire venir les Adémiens sur le terrain, par exemple auprès du groupe local d’ATD de Nogent-le-Rotrou, qui mène plusieurs actions solidaires en lien avec l’écologie », suggère Sreng Truong à la sortie du séminaire.