À l’ADEME, trois sociologues ont successivement piloté le baromètre Les représentations sociales du changement climatique : Chantal Derkenne, Solange Martin, puis Anaïs Rocci. Elles reviennent ici sur ses forces et les évolutions qu’il a connues.
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Ce sondage auprès des Français de 15 ans et plus sur le changement climatique débute en 2000, dans un contexte où les médias ne parlent pas encore de ce sujet. Les négociations pour le climat débutent, la première COP ayant eu lieu en 1995. Le changement climatique apparaît encore assez lointain, pourtant les questions relatives à la compréhension de ce phénomène et la manière dont les Français pourraient le vivre ont rapidement semblé importantes.
Chantal Derkenne explique : « À l’origine, l’ADEME souscrivait au dispositif d’enquête du CREDOC sur les conditions de vie et aspirations des Français dans lequel figuraient des questions relatives aux politiques publiques de gestion de l’environnement. Nous avons pensé y introduire le changement climatique et puis de fil en aiguille, nous avons créé un sondage à part entière sur le sujet, qui depuis l’origine a été coconstruit et analysé avec Daniel Boy, alors chercheur au CEVIPOF. »
Depuis, l’enquête est renouvelée annuellement et s’intéresse plus largement à la place de l’environnement dans les préoccupations des Français, aux représentations des causes et conséquences du changement climatique, des solutions et mesures de politiques publiques, ainsi qu’à l’engagement individuel.
La spécificité de ce baromètre, c’est sa longévité. « Une force de l’enquête, précise Chantal Derkenne, est d’avoir réussi à conserver l’essentiel des questions depuis le début, tout en permettant au sondage d’évoluer. Ce qui est essentiel, c’est d’avoir les valeurs relatives à travers le temps pour comprendre comment une opinion peut évoluer. »
Solange Martin, qui reprendra le pilotage du baromètre de 2014 à 2020, complète d’ailleurs : « On observe des évolutions extrêmement incrémentales dans l’opinion des gens, en évitant les effets de loupe. La force de cette magnifique enquête – la plus vieille sur le changement climatique – c’est de montrer la persistance du climatoscepticisme à l’heure actuelle, la polarisation des opinions, ainsi que la perméabilité de l’opinion publique par rapport à l’actualité médiatique et politique. »
S’il est nécessaire de conserver les mêmes questions, le questionnaire a néanmoins évolué. « Il y a une question que j’ai ajoutée, précise Solange Martin, et dont je suis très fière, c’est sous quelles conditions accepteriez-vous les changements nécessaires pour lutter contre le changement climatique ? » Les réponses montrent en effet que les conditions d’équité et de justice sociale sont déterminantes pour les Français. Anaïs Rocci, qui a depuis repris le pilotage du dispositif, complète : « La difficulté, c’est de jongler entre la nécessité de conserver des questions pour mesurer les évolutions et celle de s’adapter au contexte. Par exemple, nous avons ajouté la santé publique dans la liste des préoccupations après le covid. Parfois, on met des années à stabiliser une bonne formulation. »
Depuis 2016, l’enquête est complétée par des focus sur certains publics : les agriculteurs, les jeunes, les retraités, les Ultramarins, les chefs d’entreprise, les élus locaux, les parlementaires.
Une force de l’enquête est d’avoir réussi à conserver l’essentiel des questions depuis le début, tout en permettant au sondage d’évoluer.
« Nous essayons de suivre ces publics dans le temps. Nous avons aussi fait des analyses plus fines en concaténant l’échantillon des 20 premières vagues. Et chaque année, depuis 2022, la base, compilée depuis ses origines, est accessible en open data. C’est important car nos données servent à d’autres : chercheurs, collectivités, associations… Elle constitue un suivi unique en France sur ces enjeux, complémentaire d’autres enquêtes comme celle du ministère de la Transition écologique sur l’opinion des Français sur l’environnement. »
Une méthode où se rencontrent les savoirs
L’originalité de l’enquête sur les représentations des Français est d’éclairer la décision publique tout en fournissant des données utiles à la recherche académique. Daniel Boy et Bruno Jeanbart nous éclairent sur la méthode employée.
Daniel Boy, directeur de recherche émérite à Sciences Po (CEVIPOF)
Durant sa carrière de chercheur, il a notamment travaillé sur l’évolution des attitudes à l’égard de l’environnement et des mouvements écologistes. Il appuie l’ADEME dans la réalisation du baromètre sur les représentations sociales du changement climatique depuis ses origines.
En entrant au CEVIPOF, un laboratoire de sciences politiques, je me suis intéressé à la montée du mouvement environnemental et à ce que pensent les gens du réchauffement climatique. Avec les équipes de l’ADEME, nous avons alors monté la première enquête. Et cela dure depuis 25 ans. Nous avons fait évoluer les questions avec les trois sociologues qui ont géré ce projet.
Cette étude montre que les gens ont mis très longtemps à comprendre ce qu’était l’effet de serre, cette question ne faisait pas partie des préoccupations des Français. Ce terme « effet de serre » sera d’ailleurs abandonné en 2015, au profit de « réchauffement climatique ». Les choses ont changé parce que, petit à petit, les gens ont commencé à éprouver ce changement climatique, les canicules, les inondations. Au bout de 5 ans, nous avons commencé à poser la question de savoir quelles actions ils étaient prêts à faire : trier ses déchets, éteindre les lumières, etc.
Avec le temps, nous avons ajouté de nouveaux items, comme la consommation de viande. Au fur et à mesure, nous avons compris que les gens étaient prêts à agir et que même si les choses étaient lentes à évoluer, elles bougeaient quand même. Là où il y a le plus d’inertie, c’est sans doute sur la mobilité, car la seule volonté ne suffit pas, il faut un environnement autour qui n’existe pas toujours, comme les transports en commun.
On peut donc dire que c’est une idée reçue d’affirmer que les jeunes en général sont plus sensibilisés et davantage prêts à faire évoluer leurs pratiques.
Absolument. Les professions intermédiaires du « care » comme les enseignants et travailleurs sociaux, mais aussi les cadres supérieurs, ceux qui ont un niveau d’étude élevé et des revenus confortables, ont toujours été plus sensibles. Concernant les décideurs, nous avons constaté qu’ils avaient toujours une position particulière, à la fois plus sensibilisés à la question, mais aussi plus optimistes. Eux se rendent bien compte de l’importance du problème, et ils pensent que l’on va s’en sortir. Les agriculteurs, qui sont touchés directement par le phénomène, ont des réponses différentes s’il s’agit de petits agriculteurs, beaucoup plus sensibilisés, ou de grands, pour qui l’environnement est davantage un problème. On a également ciblé les jeunes. Il est rare de suivre les 15-17 ans. Or, l’enquête de l’ADEME le fait et montre que cette tranche d’âge est très sensibilisée à ces questions. Sur la tranche 18-30 ans, ils sont au contraire plus nombreux que la moyenne de la population à penser qu’il n’y a pas de changement climatique. On peut donc dire que c’est une idée reçue d’affirmer que les jeunes en général sont plus sensibilisés et davantage prêts à faire évoluer leurs pratiques.
Oui, il y en a une, car nous constatons désormais une vraie fracture sur la question environnementale entre la gauche et la droite. La gauche s’est approprié les idées des Verts depuis 2017, et est désormais relativement unanime sur le réchauffement climatique. A contrario, la droite se radicalise et parle d’écologie punitive. Alors qu’il y avait au départ peu de différence entre les partis politiques sur ces questions, nous assistons ces dernières années à des positions plus tranchées.
Bruno Jeanbart, vice-président d’Opinionway
Diplômé de Sciences Po Paris, de l’université de Bath et titulaire d’une maîtrise de sociologie politique, il travaille depuis 27 ans sur l’analyse de la vie politique et la mesure de l’opinion publique. Il est également l’auteur de La Présidence anormale, aux racines de l’élection d’Emmanuel Macron, Éditions Cent Mille Milliards/Descartes & Cie, 2018.
Notre rôle chez OpinionWay, c’est évidemment de réfléchir avec les équipes de l’ADEME et avec Daniel Boy sur le questionnaire, la formulation des nouvelles questions, celles à conserver ou non, etc.
Ensuite, au-delà de ce travail sur le questionnaire, nous avons en charge de recruter l’échantillon et de nous assurer de sa représentativité vis-à-vis de la population française en nous basant sur les données de l’INSEE, de faire passer le questionnaire, de traiter les données et de les mettre en forme.
Il y a eu une grande évolution au moment où nous avons pris en charge ce baromètre, c’est le changement de méthode de passation du questionnaire. Avant 2013, nous interrogions par téléphone, puis nous sommes passés en ligne à partir de 2014. Cela s’est justifié car c’est une méthode qui est aujourd’hui classique, moins coûteuse, qui permet des questionnaires un peu plus longs tout en offrant des garanties de fiabilité tout aussi fortes.
Ce changement a fait l’objet d’un accompagnement vraiment très précis. Cette année-là, nous avons conduit l’enquête des deux façons pour voir si le changement de méthode influençait les réponses. La seule différence observée sur une question historique, c’est pour celle où nous demandons si les désordres du climat sont liés à l’effet de serre, à des phénomènes naturels, ou si personne ne peut dire avec certitude quelle est son origine. Sur ce dernier item, nous avons eu une grosse variation au profit du oui, ces désordres sont causés par l’effet de serre. Nous pouvons voir cette petite rupture sur la courbe des 25 ans du baromètre.
C’est un baromètre qui a une grande ancienneté, et il est rare d’en avoir un qui dure aussi longtemps.
Nous nous sommes aussi rendu compte que les pratiques vertueuses étaient un peu surdéclarées, et qu’avec l’interrogation en ligne, ces taux baissaient pour mieux correspondre à ce que l’on sait être la réalité. Mais la suppression de l’enquêteur n’a pas fait beaucoup changer l’opinion sur la plupart des questions. Et le mode en ligne se prête mieux à des sujets un peu plus complexes comme ici, car les gens peuvent prendre le temps de bien lire la question.
C’est un baromètre qui a une grande ancienneté, et il est rare d’en avoir un qui dure aussi longtemps, mais il a connu beaucoup de modifications sur les termes. Il y a un compromis à trouver entre des formulations compréhensibles par le grand public et le discours scientifique. Et il est sain que l’ADEME souhaite garder des questions pour avoir des indicateurs pérennes, tout en étant capable de s’adapter, car le sujet et le contexte évoluent.
Je dirais que l’effet contextuel est très important sur les réponses. Les années de vagues de chaleur, ou lorsque le sujet est très présent médiatiquement, cela se reflète dans les représentations.
Un élément à surveiller est cette part de la population relativement stable dans le temps qui ne nie pas le changement climatique, mais qui doute de ses origines. Diminuera-t-elle à l’avenir avec la progression de la connaissance et le changement constaté du climat ? Un autre indicateur que j’aime suivre est le fait de savoir si nous parlons suffisamment, trop, ou pas assez de ce sujet dans les médias, car nous évoquons beaucoup cette question de backlash écologique en sciences politiques et c’est important de surveiller si à un moment donné, nous ne nous retrouvons pas avec un sentiment de trop-plein sur le sujet, ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent.