Pour la deuxième année consécutive, des libraires français et belges se sont lancés dans une trêve des nouveautés. Objectif : alerter sur le flux incessant de sorties littéraires, qui épuise autant l’environnement que les professionnels du secteur. Rencontre avec Anaïs Massola, présidente de l’Association pour l’Écologie du Livre, à l’origine de cette action.
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Depuis quelques années, la production de livres s’accélère. Les éditeurs ont sorti deux fois plus de titres en 2023 qu’il y a vingt ans, et les libraires sont obligés de suivre le rythme. En échange de conditions générales de ventes avantageuses, les diffuseurs imposent de commander chaque mois un certain nombre de nouveautés, dits « d’office », dont on sait d’avance que beaucoup ne vont pas bien se vendre. Cela consomme des ressources et produit des déchets. Il faut beaucoup de papiers, donc de bois, pour fabriquer ces livres et de l’énergie pour les transporter. Or une part non négligeable d’entre eux est renvoyée au distributeur après seulement quelques semaines d’exposition, pour y être stockée ou, dans les deux tiers des cas, pilonnée.
Cela épuise aussi les libraires. Nous passons tellement de temps à éplucher les catalogues, à déballer les commandes et à retourner des cartons d’invendus que nous n’avons plus le temps de lire les nouveautés que nous exposons. Pourtant, le conseil aux clients est à la base de notre métier.
C’est pour inciter l’ensemble de la chaîne du livre – les éditeurs, les imprimeurs, les diffuseurs, les libraires et même les lecteurs – à réfléchir collectivement à son modèle de fonctionnement que nous avons créé l’Association pour l’Écologie du Livre en 2019. Celle-ci compte aujourd’hui 300 adhérents dans les pays francophones. Nous faisons des actions de plaidoyer, notamment auprès des grands acteurs de l’édition, pour qu’ils prennent leurs responsabilités. Certains ont réalisé des bilans carbone et agit sur l’efficacité énergétique de leurs process, mais l’effet est annulé par l’augmentation de la production. D’où l’idée de cette trêve des nouveautés, dont nous avons lancé la première édition l’an dernier, et que nous réitérons cette année. Chaque participant choisit les modalités de sa trêve : certains arrêtent totalement les achats d’offices, d’autres uniquement sur certains rayons, pendant quelques semaines ou pendant deux mois. L’objectif est avant tout de créer le dialogue avec les autres acteurs de la chaîne du livre.
mis sur le marché en France en 2023, ce qui représente 195 000 tonnes de papier, dont 104 000 tonnes importées.
sont des invendus retournés par les libraires aux grossistes.
Il y a eu cette crainte. C’est pourquoi l’an dernier, nous n’étions qu’une vingtaine de librairies participantes. Mais, en réalité, c’est le contraire qui s’est passé. Nos ventes ont augmenté de 1,7 % pendant cette action, par rapport à la même période de 2023. Nous avons commandé les livres que nous voulions, sans nous préoccuper de leur date de sortie. Résultat, même en ayant acheté 0,4 % de livres en plus, nous avons eu -2,7 % d’invendus. La plupart des clients n’ont même pas vu la différence. Il faut dire que, à part pour quelques titres très attendus, comme le dernier Pierre Lemaître ou Riad Sattouf, ils ne savent pas si un livre est récent ou de l’année dernière. Certains viennent, il est vrai, acheter un titre précis, dont ils ont entendu parler la veille dans les médias, mais ils sont rares à se montrer impatients au point d’aller voir ailleurs. Le plus souvent, ils acceptent d’attendre quelques jours que nous passions la commande. La trêve sert d’ailleurs aussi à sensibiliser les lecteurs sur leur rapport à la nouveauté : tout ouvrage qu’ils n’ont pas encore lu, même s’il a été édité voilà plusieurs mois ou années, n’est-il pas une nouveauté ?
Une autre peur a été de voir les relations avec les diffuseurs se dégrader. Mais les menaces de durcir les conditions générales de vente ont été rares. Leurs commerciaux subissent aussi l’accélération des flux, qui les oblige à lire et vendre toujours plus. La plupart ont donc été compréhensifs.
Toutes ces craintes ayant été levées, au moins une cinquantaine de libraires ont déjà répondu à notre appel à la trêve cette année. Nous espérons que notre participation aux Rencontres internationales de l’Écologie pour le livre, les 15 et 16 avril, en convaincra d’autres de nous rejoindre. Ce sera l’occasion d’aborder le sujet avec d’autres acteurs du secteur, dont beaucoup seront représentés.
Plusieurs facteurs y ont contribué. D’un côté, la délocalisation de nombreuses impressions en Chine ont réduit les coûts de fabrication. De l’autre, beaucoup de maisons d’édition ont été rachetées par de grands groupes qui, suivant une logique de marques, cherchent à occuper plus d’espaces que les concurrents sur les tables des libraires. Pour cela, ils n’hésitent pas à être dans une logique de reproduction, c’est-à-dire à produire tout le temps les mêmes livres, sur les mêmes sujets. Ces livres restent en moyenne 40 jours sur les tables des nouveautés des librairies indépendantes, du fait du turn-over… Un changement de modèle s’impose. Sortir de l’économie de l’abondance, c’est LE problème du siècle. Tous les secteurs devraient revoir leurs logiques, y compris le nôtre.
La trêve des nouveautés a permis de mettre autrement le sujet sur la table. Les rendez-vous sans offices avec les représentants des diffuseurs ont permis d’échanger avec eux sur la nécessité de ralentir les rythmes. Mais leur rémunération, souvent liée aux mises en place des livres qu’ils vendent, est un frein structurel à ce changement de modèle. Leurs employeurs se montrent peu coopératifs, et le rapport de force avec les grands groupes est difficile à inverser. Nous avons néanmoins pu ouvrir le dialogue avec quelques-uns, comme Editis ou Actes Sud, sur des initiatives en matière d’écoresponsabilité.
Rencontres internationales de l’Écologie pour le livre
L’ADEME participera à cet événement, organisé à Strasbourg les 15 et 16 avril. Au programme, un panorama des enjeux environnementaux du secteur et des quelques démarches déjà engagées pour l’écologie du livre. Des tables rondes seront également organisées autour de l’usage du papier et de son recyclage, ou encore sur les défis et solutions collectives pour une écoconception adaptée à un monde en transition.
En savoir plus sur les Rencontres internationales de l’Écologie pour le livre.