Rencontre

Rencontre avec Jamila Bentrar et Cécile Grand

Régulation de l’eau, lutte contre la perte de biodiversité et contre les îlots de chaleur urbains… Même contaminé, le sol peut rendre de nombreux services écosystémiques. D’où l’intérêt d’en prendre soin et de lui laisser le temps dont il a besoin pour se restaurer.


Coordinatrice Quartiers fertiles à la Métropole Européenne de Lille (MEL), des projets de recherche REVALS et REPONSE, Jamila Bentrar est également l’autrice de l’ouvrage Modéliser le futur des territoires – Pour une résilience des politiques publiques, publié chez Territorial éditions.

Cheffe de projets Sols et sites pollués, au sein du service SitéSol (sécurisation et reconversion des friches polluées) de l’ADEME, Cécile Grand travaille notamment sur la réhabilitation écologique des friches et leur reconversion.

Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée à la qualité des sols dans la stratégie urbaine de la Métropole Européenne de Lille (MEL) ?
Jamila Bentrar

J’ai rejoint la Direction Agriculture de la MEL il y a plus de trois ans afin de développer des projets d’agriculture urbaine dans des quartiers prioritaires. J’ai appréhendé ce sujet comme un programme immobilier comme un autre ; puis celui des sols s’est imposé rapidement, quand les analyses ont indiqué la présence de polluants, et donc une incompatibilité d’usage de ces sols avec nos projets. Les experts nous ont conseillé de suivre les modalités de gestion de la pollution qui sont mises en œuvre dans ce cas : retirer la terre polluée et la remplacer par une terre saine. J’ai alors découvert un problème de disponibilité déconcertant : nous ne trouvons plus de terre saine dans notre région. Notre modèle est arrivé à bout de souffle, nous devions envisager d’autres options. Nous nous sommes alors orientés vers la solution technique de reconstruction ou construction de sol, c’est-à-dire la mise en place de technosols.

 

Nous ne trouvons plus de bonne terre dans notre région ; nous devons donc envisager d’autres options.

Jamila Bentrar , Coordinatrice Quartiers fertiles à la Métropole Européenne de Lille.

En quoi consiste cette approche ?
J.B.

Pour dire les choses simplement, il s’agit de faire au mieux avec ce que l’on a, car nous avons de la terre, et même si elle est contaminée, elle n’en demeure pas moins riche, avec des fonctionnalités. C’est donc dans un contexte de pénurie de terres saines que nous avons décidé, au sein de la MEL, de réunir un consortium de recherche en vue d’expérimenter une solution alternative consistant à valoriser les ressources disponibles, tout en garantissant la sécurité sanitaire dans le cas d’usage agricole.

En partenariat avec le consortium et à travers le projet REPONSE, pour (RE)vélateur du (PO)tentiel (N)ourricier du sol et de son (E)cosystème, nous sommes partis de l’hypothèse que ce n’est pas parce qu’un élément présent dans le sol peut interroger sur la santé humaine qu’il est pertinent de retirer toute la terre. Pourquoi ? Parce que le sol remplit de nombreuses fonctions (comme être un support de végétation, permettre le stockage de l’eau, le maintien de la biodiversité, etc.). En retirant la terre, on supprime donc aussi tous les services qu’elle nous rend. Nous avons donc préféré amender le sol et voir si cette fertilisation rendrait la terre plus résiliente face aux dégradations qu’elle a connues à la suite des successions d’usages. Les résultats ne se sont pas fait attendre : quatre mois plus tard, des analyses montraient que la vie dans le sol, notamment microbienne, avait retrouvé un dynamisme grâce à une activité bactérienne qui facilite la fixation du carbone et fertilise les sols.

 

Comment l’ADEME accompagne-t-elle les territoires sur ces questions ?
Cécile Grand

Dans le domaine de la gestion des sites et sols pollués, nos modes d’action se situent à plusieurs niveaux. Nous intervenons sur des sites pollués à responsables défaillants afin de les mettre en sécurité pour éviter toute menace grave pour les populations et/ou l’environnement. Dans le cadre du fond vert, l’ADEME soutient les projets de reconversion de friches par le financement d’études et de travaux de d.pollution, dans le respect de la méthodologie nationale de gestion des sites et sols pollués. Nous avons enfin une mission d’appui aux politiques publiques et de production de connaissances dans l’animation et le soutien à la recherche.

 

Sur quels enjeux de recherche travaillez-vous actuellement ?
C.G.

La recherche doit faire face à deux enjeux. Le premier est spatial : comment évaluer la santé des sols à différentes échelles ? Il s’agit d’assurer une cohérence entre les outils d’évaluation de la santé des sols développés à différentes échelles par plusieurs opérateurs de la recherche (via des équipes pluridisciplinaires). Au stade de la planification, ces outils reposent sur de nombreuses bases de données, alors qu’à l’échelle de l’aménagement, ils reposent sur des diagnostics de terrain. Le deuxième est temporel : là aussi, comment évaluer la santé des sols à différentes échelles de temps ? Pour restaurer certaines fonctions du sol, des opérations de réhabilitation écologique font appel à des techniques de génie écologique ou de génie pédologique qui dynamisent les processus écologiques, et cela peut prendre du temps. Des questionnements résident sur le choix des indicateurs d’évaluation de la santé des sols car ils doivent être capables de rendre compte de la restauration des processus écologiques étudiés, sachant que l’on ne connaît que 25 à 50 % des espèces vivant dans le sol.

Un autre enjeu est également d’évaluer les services écosystèmiques rendus par les sols après réhabilitation, afin de mieux faire valoir les bénéfices liés à ces opérations auprès des élus, des citoyens, mais également auprès des acteurs économiques qui ne voient plus ces espaces réhabilités comme un foncier valorisable.

 

Vous notiez que la santé d’un sol s’améliore quatre mois après avoir été amendé ; c’est un résultat encourageant, vous ne trouvez pas ?
J.B.

Oui, même si – restons lucides – nous sommes au début de la recherche et notre solution est loin d’être industrialisée. Néanmoins, ce constat me conforte dans le changement de paradigme que je défends : le programme REPONSE n’a pas pour objectif d’évaluer les impacts négatifs de la contamination des sols, si l’on s’en tient à la séquence règlementaire « éviter, réduire, compenser », mais bien de valoriser les sols. Ce nouveau paradigme s’articule autour des trois piliers suivants : préserver, valoriser, créer. Dans notre cas, nous sommes donc dans la logique de créer de la bonne terre, avec toutes les fonctions écosystémiques que cela comprend. L’enjeu est de privilégier la création de ressources pour créer de la valeur plutôt que de se contenter de les exploiter. En créant des ressources, on crée l’abondance, alors qu’en exploitant les ressources, on crée la pénurie. C’est bien là où nous en sommes aujourd’hui.

 

Cette approche s’inscrit donc dans la durée…
C.G.

Oui, et c’est nouveau. Jusqu’à récemment, dans les projets de reconversion, on déployait des opérations de réhabilitation permettant de retrouver une compatibilité d’usage dès la fin des travaux. Un projet de restauration de la qualité des sols s’inscrit dans une autre temporalité et il faut du temps pour qu’un sol redevienne sain. La collectivité va donc devoir s’adapter  à ce temps long ; elle devra montrer à ses interlocuteurs (et c’est inédit) que même si le sol n’a pas encore retrouvé ses fonctions écologiques, il est néanmoins sur la bonne voie. Il s’agit d’accepter qu’à la fin des travaux, l’espace végétalisé ne ressemble pas encore à un véritable espace de nature ou à un parc urbain !

J.B.

Ce temps long peut être problématique pour les acteurs de la promotion immobilière, soumis à des enjeux de rentabilité. Nous devrons donc trouver les outils pour révéler la valeur réelle des sols. Celle-ci ne s’exprime pas en euros mais en services écosystémiques. C’est là l’ambition d’un autre projet de recherche, REVALS, (RE)veal and (VA)alorise (L)ife of (S)oils ; il vise à montrer que la restauration du sol crée de la valeur environnementale, de la valeur sociétale, de la richesse écosystémique, etc. REVALS entend monétariser ces valeurs environnementales et sociétales.

 

Il faut du temps pour rendre fonctionnel un sol dégradé.

Cécile Grand , Cheffe de projets Sols et sites pollués, au sein du service SitéSol.

Le sujet de la restauration des sols peut-il être envisagé à l’échelle européenne ?
C.G.

Contrairement à l’air et à l’eau – considérés comme des biens collectifs –, les sols sont envisagés comme un bien privé, et leur préservation ne faisait pas l’objet de politiques communes. Une première initiative européenne a été initiée en 2006, mais elle n’a pas abouti. La Commission européenne a retravaillé sur cet enjeu pour alimenter une directive qui devrait voir le jour en 2025 puis être retranscrite dans le droit français. Cette directive entend promouvoir la surveillance de la qualité des sols et leur restauration à l’échelle de l’Europe. Elle complétera la loi européenne sur la restauration de la nature votée en août 2024. Ces deux lois devraient donc soutenir activement les politiques publiques menées en France sur ce sujet.