Rencontre

« Explorer les dimensions sociales des questions de transition »

Qu’elles soient écologiques ou économiques, les transitions sous-tendent de nombreuses questions sociales. Pour les aborder dans toute leur complexité, l’ADEME pilote l’appel à projets de recherche (APR) « Transitions écologiques, économiques et sociales » (TEES). De quoi pouvoir également livrer des recommandations concrètes pour aider les décideurs à accompagner les évolutions des pratiques et à rendre leurs propres modes d’organisation plus durables. Rencontre entre Sophie Dubuisson-Quellier, présidente du conseil scientifique de l’appel à projets de recherche « Transitions écologiques, économiques et sociales » (TEES) et Anaïs Rocci, sociologue à l’ADEME.


Pourquoi l’ADEME a-t-elle souhaité lancer un appel à projets de recherche (APR) dédié aux sciences humaines et sociales (SHS) autour de la transition écologique ?
Anaïs Rocci

Historiquement, les approches de sciences humaines et sociales étaient intégrées aux APR des services techniques ponctuellement. Puis nous nous sommes interrogés pour savoir s’il valait mieux continuer ainsi ou créer un APR dédié. Au terme de cette réflexion, il est apparu… qu’il fallait faire les deux ! C’est de ce constat qu’est né l’APR TEES, un appel à projets transversal aux différents champs d’action de l’Agence et consacré à l’ensemble des sciences humaines et sociales. La première édition (lancée en 2017) s’est focalisée sur les comportements et les pratiques individuelles ; la deuxième (en 2019) s’intéressait davantage aux acteurs économiques, aux institutions publiques, aux associations et aux collectifs citoyens. La troisième édition, qui sera lancée en février 2021, visera à renforcer les connaissances sur les enjeux de gouvernance et de mobilisation notamment.

Sophie Dubuisson-Quellier

Effectivement, lancer des APR dédiés aux sciences humaines et sociales est important pour trois raisons. D’abord parce que les questions de transition comportent des dimensions sociales que la recherche doit absolument explorer. Ensuite, parce qu’il est important de développer en France un tissu sur la recherche en sciences humaines et sociales autour de ces questions. Enfin, souvent, lorsqu’on aborde les sciences humaines et sociales dans des projets techniques, elles occupent une position marginale ou instrumentale qui ne leur permet pas d’exprimer leurs capacités. Parce qu’il est véritablement dédié aux SHS, l’APR TEES permet au contraire de soutenir des recherches qui saisissent l’ensemble des dimensions sociales de la transition et de les articuler aux autres dimensions (notamment techniques) de cette question.

Quel est l’objectif de ces recherches ?
A. R.

L’APR TEES entend mobiliser les communautés scientifiques afin de développer les connaissances sur l’évolution des pratiques sociales. L’enjeu est ici d’éclairer les décisions des acteurs publics et privés qui souhaitent faire évoluer les pratiques sociales vers plus de durabilité. Pour ce faire, l’APR demande aux équipes de recherche de fournir des notes de recommandation afin d’accompagner l’action publique. Pour aider les chercheurs à produire ce livrable, nous avons initié une démarche de dialogue entre eux et les acteurs de terrain ; l’objectif est à la fois de capitaliser sur les enseignements des recherches, mais aussi de faciliter l’appropriation de ces résultats par les acteurs concernés (praticiens, décideurs, adémiens) pour, in fine, co-construire des recommandations pour l’action publique.

Dans cette perspective, nous avons organisé des ateliers en juin dernier sur le thème « Changements de pratiques sociales et transition écologique et économique : quels leviers de politiques publiques ? ». Nous comptons également renforcer le dialogue entre ces différents acteurs lors d’un séminaire que nous organiserons le 4 février 2021.

Peut-on déjà tirer des enseignements de cet APR ?
S. D.-Q.

Les projets ne sont pas tous achevés, mais l’on peut déjà identifier plusieurs pistes très riches. L’une d’elles porte sur la mise à distance de cette notion problématique d’« acceptabilité sociale ». Cette notion traduit en réalité une approche technicienne et une vision descendante de la transition. C’est l’idée que l’on conçoit d’abord une technologie ou un instrument de politique publique et que seulement ensuite on s’interroge sur la manière dont les gens vont ou non accepter cette technologie ou cet instrument. Dans ce raisonnement, tout se passe comme si ces innovations étaient conçues dans des espaces autonomes, dépourvus de dimension sociale. Vient ensuite le moment de la confrontation avec le social, moment où l’on peut alors mesurer les réactions individuelles ou collectives. Ce n’est bien sûr pas comme ça que les choses doivent se passer et plusieurs projets TEES montrent qu’il faut travailler cette question en amont et bien imbriquer les dimensions sociales et techniques d’un projet tout au long de son processus.

D’autres projets soulignent les limites des approches uniquement comportementales ou individualisantes. Ils montrent qu’il faut au contraire donner plus d’épaisseur aux individus, les replacer dans les interdépendances, dans les dynamiques collectives dans lesquelles ils se trouvent et qui expliquent leurs choix.

Comment peut-on aller plus loin dans la co-construction des projets ?
A. R.

Cet APR et le séminaire du 4 juin 2020 ont montré une forte demande d’échanges au sein des communautés de chercheurs, mais aussi entre chercheurs et décideurs. Nous nous sommes rendu compte que ce dialogue devait débuter dès le démarrage du projet, d’une part pour nourrir la recherche en considérant les problématiques des acteurs concernés, et d’autre part pour faciliter l’appropriation et la mise en application des enseignements de la recherche. Ce dialogue peut véritablement permettre de soutenir, guider et accompagner les prises de décision et les modalités d’action. Des réflexions sont actuellement en cours pour répondre à ce besoin.

Quels enjeux de recherche en SHS reste-t-il à explorer autour de la question de la transition énergétique ?
S. D.-Q.

Ils sont encore nombreux ! À ce propos, je tiens à souligner que, lorsqu’on pense aux dimensions sociales de la transition, on se cantonne souvent à deux niveaux : le niveau de l’individu ou celui de la masse, de l’opinion. Or il faut également creuser la première dimension du social, à savoir, le collectif, ce qui nous fait fonctionner ensemble d’une certaine façon. Si les démarches de transition restent si compliquées à installer, c’est précisément parce que nous fonctionnons déjà tous d’une certaine façon et que les mécanismes organisationnels et institutionnels qui sont aujourd’hui à l’œuvre rendent tout changement compliqué. Il reste donc à mieux comprendre les verrous et les inerties, en cessant de les attribuer à des résistances au changement propres aux individus, mais au contraire en explorant finement cette action collective, ces systèmes de contraintes qui pèsent sur la décision individuelle. Le changement social provient d’abord des actions collectives ; l’objectif n’est donc pas d’arriver à bouger à un niveau individuel, mais de bouger ensemble.

Bio Express

Sophie Dubuisson-Quellier est présidente du Conseil scientifique de l’ADEME et du Comité scientifique de l’appel à projets de recherche « Transitions écologiques, économiques et sociales » (TEES). Depuis une vingtaine d’années, ses travaux de recherche se concentrent sur la sociologie économique, l’analyse des fonctionnements et des régulations marchandes. Sophie Dubuisson-Quellier a notamment étudié la manière dont l’introduction des enjeux environnementaux modifie les fonctionnements et la régulation économiques.