Rencontre

Mesurer le potentiel et les limites de l’économie circulaire

Le modèle MatMat (Matrices Matières) évalue les empreintes matières et carbone de la France. En plus de ces mesures complexes (et nécessaires), MatMat permet aussi d’évaluer le potentiel de l’économie circulaire pour réduire les impacts environnementaux et atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Entretien avec Antoine Teixeira, doctorant au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) et Fanny Vicard, économiste à la Direction exécutive de la prospective et de la recherche de l’ADEME.


Quelle est l’origine de l’outil MatMat et pourquoi le CIRED et l’ADEME collaborent-ils sur ce projet ?
Antoine Teixeira

Le point de départ est une demande de l’ADEME, en 2018, qui souhaitait éclairer les besoins en matière de ses scénarios prospectifs énergie-climat. Le développement du modèle MatMat répondait au besoin de mettre en cohérence des expertises contrastées et parfois cloisonnées sur l’énergie et la matière. On a par exemple des recherches relatives aux technologies pour réduire nos émissions, d’autres qui s’intéressent à l’analyse des flux de matières ou aux implications macroéconomiques de politiques de transition bas carbone. La collaboration entre l’ADEME et le CIRED est née de cet enjeu de dialogue entre les différentes communautés. Elle s’est pérennisée par l’intermédiaire de conventions de recherche et de mon projet de thèse.

Concrètement, comment fonctionne cet outil ?
A. T.

MatMat repose sur une comptabilité physique qui décrit les interactions entre toutes les chaînes de valeur de l’économie, de la production jusqu’à la consommation finale, et propose un niveau de détails à 200 produits environ. Cela permet de décrire finement les interdépendances entre d’une part les secteurs d’activité et la demande finale en biens et en services, et d’autre part l’énergie et la matière. MatMat se compose d’un module de calibration qui construit une vision de référence des flux physiques et économiques de la France. L’utilisation de bases de données multi-régionales mondiales permet notamment d’estimer les impacts environnementaux contenus indirectement dans les importations, clés pour mesurer les empreintes carbone et matières de la France. Un module de résolution permet de déformer, à partir de différents paramètres, les données de -calibration dans le temps et au gré de différents -scénarios modélisés.

Quelles ressources sont considérées dans le modèle MatMat ?
Fanny Vicard

33 matières premières sont considérées à ce jour dans MatMat : 10 biomasses, 12 combustibles fossiles, 3 minerais non métalliques et 8 métaux. MatMat travaille sur une échelle macro-économique, en décrivant les ressources pondéreuses de notre économie et/ou dont les processus de transformation sont à fort contenu en énergie grise. L’analyse proposée est moins détaillée que celle des modèles dits bottom up. Je pense ici au projet SURFER, qui se concentre sur le système énergétique et analyse finement les intensités matières des technologies de production d’électricité renouvelable (cobalt, lithium, silicium…). Ainsi, en associant ces deux approches, les experts combinent une vision globale des consommations de matières à l’échelle de la France (avec MatMat) avec des expertises fines sur certains maillons de la chaîne (avec SURFER).

Quelles hypothèses prenez-vous en considération ?
A. T.

Dans mon premier chapitre de thèse, je propose une méthode de quantification de l’empreinte carbone des matériaux de la stratégie nationale bas carbone (SNBC). Pour ce faire, j’introduis d’une part des gains d’efficacité énergétique dans les différents secteurs d’activité (résidentiel, transport, etc.). D’autre part, je fais évoluer la demande finale de la France en cohérence avec des expertises macroéconomiques et sectorielles, par exemple une augmentation de l’investissement dans les équipements et infrastructures à faible contenu carbone (rénovation des bâtiments, véhicules électriques, etc.). Cela permet de révéler les interdépendances entre demande d’investissement, production de matériaux et émissions de gaz à effet de serre (GES) dans une perspective d’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050.

F. V.

À l’ADEME, dans le cadre du projet Transition(s) 2050, nous avons introduit de premières hypothèses sur les substitutions entre matières premières vierges et matières issues du recyclage. Ce questionnement permet d’éclairer comment le recours au recyclage peut réduire les émissions de GES de secteurs très émissifs comme la production d’acier ou de plastique. Cela appelle toutefois des recherches complémentaires sur la substituabilité des matériaux, notamment au sein des secteurs d’usage : par exemple, dans quelle proportion le secteur de la construction peut-il substituer du plastique pétro-sourcé sans perte de fonctionnalité ? Et souligne aussi des besoins d’évolution des politiques pour encourager les substitutions et maximiser la qualité du recyclage.

L’ADEME utilise-t-elle ces travaux pour alimenter le débat public ?
F. V.

Le modèle nourrit déjà le projet Transition(s), qui contribuera à la future SNBC-3. Il nous permet d’évaluer l’impact de nos scénarios et leur effet rebond sur les besoins en matières et les émissions de GES, et ainsi de fournir par scénario une évaluation en 2050 des empreintes matières et carbone. Les résultats issus du modèle MatMat contribuent à la mise en débat de différents scénarios de transition.

Ce modèle pourra-t-il éclairer d’autres questions ?
F. V.

Oui, il ne fait aucun doute que MatMat nous aidera à éclairer d’autres questions ! Il est à l’interface de plusieurs recherches sur l’économie circulaire. Je l’ai dit, nous souhaitons avec MatMat éprouver les possibilités de substitution de matières, notamment pour repérer les secteurs gagnants et les secteurs perdants de l’économie circulaire. Nous travaillons aussi à la prise en compte, dans le modèle, du gisement de déchets et du stock de matières immobilisées dans les biens. Car mettre en place une économie circulaire sous-tend que l’on dispose de ressources secondaires suffisantes pour alimenter les filières de production. Or ce n’est pas toujours le cas (je pense au cuivre notamment), ce qui induit une limitation de la dynamique du réemploi. D’autant que les matières extraites des déchets peuvent être trop dégradées pour se substituer parfaitement à la matière vierge.

A. T.

Dans les autres chapitres de ma thèse, je m’interroge sur les perspectives de montée en échelle de l’économie circulaire au service de la transition bas carbone. Les développements que je mène actuellement sur MatMat me permettront d’étudier comment des stratégies d’économie circulaire (recyclage, réemploi, réparation, gains d’efficacité matières, etc.) peuvent réduire l’empreinte carbone de la France. Aussi, en couplant ces travaux avec le modèle d’équilibre général calculable Imaclim-France développé au CIRED, nous envisageons d’appréhender les implications macroéconomiques de l’économie circulaire, et en particulier de discuter le potentiel effet rebond qu’engendrerait l’économie circulaire, notamment sur l’empreinte carbone.
Plus largement, le modèle permet de porter une réflexion sur la stratégie industrielle de la France. Il permet en effet de tester si des scénarios de réduction des émissions territoriales ne sont pas compensés par l’augmentation d’émissions importées indirectes ou d’évaluer l’impact de politiques de relocalisation des importations.

BIO EXPRESS

Antoine Teixeira est à l’origine de la création du modèle MatMat, qui permet d’évaluer l’empreinte carbone et l’empreinte matières de scénarios de transition bas carbone. Plus globalement, sa thèse (que l’ADEME cofinance) éclairera le rôle que l’économie circulaire peut jouer dans l’atteinte de la neutralité carbone.