Rencontre

« La recherche en biomimétisme a besoin d’interdisciplinarité »  

Fruit de près de 4 milliards d’années d’évolution, le vivant est une source d’inspiration à part entière. Les recherches menées en biomimétisme visent à comprendre son fonctionnement complexe pour imaginer des solutions au service de la transition écologique et énergétique. Une approche ambitieuse qui nécessite de développer l’interdisciplinarité au sein du monde de la recherche et de l’innovation. Rencontre avec Kalina Raskin, Directrice générale de Ceebios (Centre d’études et d’expertises en biomimétisme) et Iman Bahmani-Piaseczny, Référente experte nationale sur le biomimétisme à l’ADEME.


Qu’est-ce que le biomimétisme et quel est le rôle de Ceebios sur ce sujet ?
Kalina Raskin

Le biomimétisme consiste à analyser et comprendre le fonctionnement du vivant dans ses différents environnements puis à établir en quoi ce fonctionnement pourrait être imité dans nos processus humains. Il s’agit d’une approche scientifique interdisciplinaire qui fait dialoguer les biologistes, les chimistes, mais aussi les physiciens, les mathématiciens, etc. Ceebios joue un rôle de chef d’orchestre entre les expertises publiques et privées, coordonne les initiatives et accompagne la conception et la mise en œuvre de solutions bio-inspirées concrètes.

Ceebios mène-t-il également des travaux de recherche ?
K. R.

Oui ! Et nos travaux en propre sont complémentaires de ceux qui existent en s’intéressant principalement à la méthodologie. Notre objectif est de guider et stimuler l’interdisciplinarité pour accélérer le biomimétisme. Nous menons également des travaux pour automatiser l’acquisition et le traitement de données biologiques comme ceux entrepris avec le Museum national d’histoire naturelle et le pôle Euramaterials via la plate-forme BiOMIg. L’objectif est de s’appuyer sur la richesse des expertises et collections du Museum (68 millions de spécimens) pour développer des matériaux vertueux inspirés du vivant.

Depuis quand l’ADEME s’intéresse-t-elle au biomimétisme et pourquoi ?
Iman Bahmani-Piaseczny

Nous réfléchissons à ce sujet depuis plus de trois ans avec au moins deux objectifs : encourager la pluridisciplinarité dans les projets de recherche que nous accompagnons, mais aussi identifier dans le monde du vivant des stratégies de résilience des écosystèmes. Celles-ci nous permettraient de repenser nos modes de production, de consommation et d’organisation, etc., autrement dit, d’assurer la mise en œuvre d’une transition écologique et énergétique responsable et pérenne.

Quels travaux de recherche inspirés du vivant pourraient favoriser la mise en œuvre de la transition écologique et énergétique ?
K. R.

De nombreux travaux de très haut niveau sont menés par des Français sur ces sujets. Je pense notamment aux travaux qui réunissent l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, le CEA, le Collège de France et d’autres organismes européens qui ambitionnent de produire de l’hydrogène grâce à un processus imitant la photosynthèse. Par ailleurs, un nombre croissant de chimistes talentueux travaillent sur la compréhension de la chimie du vivant (qui, ne l’oublions pas, est extrêmement sophistiquée, efficace et performante) pour trouver des solutions permettant de limiter la production et l’utilisation de substances dangereuses pour l’environnement et de réduire le coût énergétique de fabrication de la matière. À titre d’exemple, on imite déjà la capacité d’éponges ou d’algues unicellulaires à fabriquer du verre à température et pression modérées alors que, pour ce faire, nos process industriels nécessitent des pressions et des températures particulièrement élevées. Enfin, dans une société de plus en plus digitalisée, nous avons un besoin croissant de capteurs et de systèmes de gestion de l’information. La compréhension des insectes (qui disposent d’un système très élaboré pour capter leur environnement) nous aide aujourd’hui à développer des dispositifs de captation de l’information performants techniquement, mais aussi plus sobres en matière d’utilisation de ressources.

I. B.-P.

Les travaux de recherche en cours permettent d’acquérir des connaissances ou portent sur une recherche plus appliquée pour répondre à des besoins précis, et notamment à ceux des territoires. Des projets que nous avons soutenus ont abouti à des applications concrètes et sont proches du marché. Je pense par exemple à l’hydrolienne EEL Energy, inspirée du mouvement ondulatoire des poissons, qui produit une électricité renouvelable durable avec très peu d’impact sur la faune.

Quel est l’intérêt de la collaboration entre l’ADEME et Ceebios ?
I. B.-P.

L’introduction du biomimétisme dans nos problématiques et dans nos outils d’accompagnement a débuté par un partenariat entre l’ADEME et Ceebios. Ceebios est le relais dont nous avons besoin pour toucher l’ensemble des acteurs, qu’ils soient économiques, académiques ou territoriaux. En interne, Ceebios nous aide à acculturer nos collaborateurs à cet enjeu encore trop peu connu.

K. R.

De notre côté, l’ADEME est notre interlocuteur privilégié pour mettre en œuvre une politique publique ambitieuse, coordonnée et concertée afin d’encourager les projets bio-inspirés interdisciplinaires. Nous nous retrouvons autour d’une ambition partagée : donner toute sa place au biomimétisme dans la recherche et l’innovation actuelles !

Quel verrou de recherche le biomimétisme permettrait-il de lever ?
K. R.

L’enseignement supérieur français est particulièrement cloisonné : à l’exception de rares cursus, les disciplines sont dissociées très tôt (après la terminale) et les sciences du vivant sont abandonnées rapidement. Les futurs chercheurs sont donc dans l’incapacité de faire appel à la biologie, faute d’avoir une formation de base sur la question. Le biomimétisme propose justement, en réconciliant les disciplines, de montrer sa pertinence pour envisager des solutions judicieuses (c’est-à-dire qui allient efficacité et sobriété d’usage, de matière, d’énergie, d’informations, etc.) et en rupture avec les approches traditionnelles. En amont, se pose donc la question de repenser l’enseignement supérieur et de créer des cursus pluridisciplinaires pour que le biomimétisme soit possible.

I. B.-P.

Dans le cadre du projet Bloom sur l’animation des acteurs du biomimétisme en Hauts-de-France, nous lançons avec Ceebios et Euramaterials un concours de recherche et d’innovation sur la TEE pour identifier des projets faisant appel au biomimétisme.

Comment se positionnent les autres pays européens sur cette question ?
K. R.

Les gouvernements allemand et suisse ont compris l’intérêt de cette démarche qu’il faut envisager dans le long terme. Ils ont su l’anticiper et mettre en œuvre de véritables politiques publiques sur ce sujet. En Allemagne, le ministère de la Recherche s’est associé à ceux de l’Industrie et de l’Environnement et a octroyé des financements importants qui amorcent ces travaux et incitent les entreprises à s’intéresser à ces approches en rupture. La Suisse lui a emboîté le pas et ces deux pays sont aujourd’hui leaders en matière de recherche, mais aussi de formation, d’enseignement supérieur, etc. sur le biomimétisme. La France dispose de tous les atouts, à savoir une recherche d’excellence dans le domaine, un patrimoine biodiversité remarquable, des industriels moteurs et des start-up pépites. Dans un contexte mondial et européen de plus en plus contraint, la France peut et doit se distinguer par une politique ambitieuse en faveur du biomimétisme en réponse aux grands enjeux du XXIe siècle.

Bio express

Ingénieure physico-chimiste diplômée de l’ESPCI-ParisTech et docteur en neurosciences de l’UPMC, Kalina Raskin a pris la direction générale de Ceebios en 2017. Très active sur ce sujet (elle est notamment conseillère éditoriale « biomimétisme » pour la revue Techniques de l’ingénieur et a participé au groupe d’experts « Nature-based solutions » à la Commission européenne), elle entend aider la France à s’emparer du biomimétisme et à en faire un levier de la transition écologique.