Dossier

L’approche « modes de vie » : soutenir et engendrer les transformations collectives

Si la transition écologique implique l’émergence d’un ensemble d’écogestes à l’échelle individuelle, elle suppose surtout une approche plus structurelle et collective, capable de créer les conditions favorisant des changements profonds de nos modes de vie. Ce dossier propose quelques repères sur cette approche « modes de vie », en développement dans les études de prospective comme dans les politiques publiques locales.


Dans l’habitat, la mobilité, nos pratiques alimentaires, nos manières de produire, de consommer ou nos loisirs, la transition écologique appelle des transformations profondes de l’organisation de la société. Si la lecture « technique » reste dominante dans les discours sur la transition, une place de plus en plus importante est donnée à cet enjeu, incontournable, du changement social.
Pour la première fois en 2022, le rapport du GIEC y consacre un chapitre spécifique, mettant en avant quelques concepts clés : le bien-être, l’équité, la confiance et la participation. Il dépasse également les classiques facteurs « comportementaux » et documente les facteurs « socio-culturels », « institutionnels » et « technologiques/infrastructurels » de l’atténuation du changement climatique. 
Du côté des objectifs réglementaires également (tels que la neutralité carbone en 2050 ou le Fit for 55), les stratégies et plans de mise en œuvre, bien que très largement structurés autour des solutions techniques, constatent la nécessité d’aller au-delà. 
C’est dans ce contexte d’évolution des connaissances scientifiques sur le changement climatique, son rythme et les solutions à y apporter que se diffuse aujourd’hui l’expression des « modes de vie ». Que signifie-t-elle ? Que peut-elle apporter à la compréhension des mécanismes à mettre en œuvre pour la transition écologique ? 

« Modes de vie » : de quoi parle-t-on ?

Une lecture collective et structurée des pratiques sociales

Lorsque l’on évoque l’évolution de la société dans le champ de l’environnement et de l’énergie, on entendra tantôt parler de comportements, de pratiques sociales, d’acceptabilité, de modes de vie, de facteur humain… Ces termes témoignent des évolutions des manières de penser les transformations de la société et, par conséquent, d’agir en faveur de la transition. Ils ne sont pas interchangeables et donnent des cadrages différents des mécanismes pour faire évoluer la société. L’expression de « modes de vie », de plus en plus usitée, renvoie à un ensemble de connaissances issues de diverses disciplines scientifiques (sociologie, science politique, histoire, géographie, urbanisme, économie institutionnelle et politique, sciences de gestion, etc.)

Trois aspects caractérisent cette approche 

D’abord, il s’agit d’une lecture interreliée de nos différentes pratiques quotidiennes. En effet, les approches ciblées sur un seul geste ou une seule thématique montrent des limites et peinent à s’inscrire de manière pérenne dans le quotidien. L’analyse par les modes de vie considère qu’une pratique donnée ne peut se comprendre qu’en étant identifiée au sein d’un ensemble de pratiques sociales reliées. C’est ce maillage entre différentes pratiques qui constitue les modes de vie. Ceci implique donc de penser en même temps les manières de se déplacer, de se loger, de travailler, de se nourrir, de consommer… 
Cette approche associe fortement le technique et le social : ici, pas de séparation entre la rationalité technique ou économique d’un côté et des biais comportementaux de l’autre. Au contraire, aucun levier n’est uniquement « technique », et aucune technique n’est « neutre », ou sans effet sur la société. Il est donc nécessaire de comprendre comment une technique se diffuse, auprès de qui, sous quelles formes et quels sont ses effets, bénéfiques autant que néfastes, pour une population donnée.  
Enfin, cette approche sort résolument d’une lecture individuelle du changement pour insister sur ses dimensions collectives. Une grande part de nos pratiques dépend de contraintes matérielles et sociales (contraintes infrastructurelle, économique, temporelle…). Par conséquent, plutôt que des réflexions sur les « comportements individuels » d’une population donnée, cette approche va porter sur les conditions collectives qui vont faire évoluer ou non les pratiques de celle-ci. Tout ceci permet de s’interroger sur un pouvoir d’agir différencié des populations, au regard de leurs conditions de vie, de leur position sociale, économique, sur un territoire donné. Travailler par les « modes de vie » offre l’occasion de soutenir leur transition en agissant sur les conditions dans lesquelles se déroulent les pratiques des individus.
Cette approche « modes de vie », qui offre une lecture structurée et collective des pratiques sociales, fait l’objet d’un intérêt grandissant, de l’échelle nationale à celle des collectivités locales, qui s’en emparent pour leurs scénarios et expérimentations. 

Les « modes de vie » dans la prospective Transition(s) 2050

L’ADEME, comme différentes structures produisant des prospectives, cherche à considérer les facteurs sociaux, politiques, institutionnels et économiques de la transition. Elle a adopté une approche en matière de modes de vie pour tester les quatre trajectoires envisagées pour atteindre la neutralité carbone en France en 2050. Dans cette optique, elle a confronté ces quatre scénarios au regard de 31 citoyens et citoyennes, en mobilisant les méthodes qualitatives des sciences sociales, afin de comprendre comment ils pouvaient être perçus. 
Les quatre scénarios offrent une matière particulièrement originale pour questionner l’avenir de la société dans laquelle nous vivrons en 2050. En articulant différents leviers de transition (sobriété, efficacité, décarbonation), ils permettent de tester, sur un pied d’égalité, des sociétés alternatives, fondées sur des modalités d’organisation économique et sociale, des formes de gouvernance et d’aménagement du territoire différentes. Les résultats de l’enquête permettent de dépasser les controverses et préjugés technicistes pour mieux comprendre les enjeux liés aux transitions écologiques.

Dépasser les controverses et préjugés technicistes

L’approche « modes de vie » bat notamment en brèche l’idée reçue, encore très répandue, selon laquelle une transition par la technologie serait plus facile à mettre en œuvre qu’une transition mobilisant des pratiques sociales. Dans cette perspective, les scénarios fondés principalement sur le développement de l’efficacité énergétique comme moyen de maintenir nos modes de consommation seraient plus faisables, sollicitant plus largement le recours au développement technique, là où les scénarios les plus sobres (1 et 2) seraient plus « risqués » socialement. Or l’analyse portée à l’issue de cette étude « modes de vie » montre qu’il n’en est rien.
D’abord, tout scénario de transition implique nécessairement des transformations techniques et sociales, les unes et les autres étant interdépendantes. Ensuite, parmi les quatre scénarios, aucun n’est largement plébiscité ni totalement repoussé. En outre, les scénarios 3 et 4, bien qu’ils visent à prolonger un modèle de société actuel, fondé sur la consommation de biens individuels, ne convainquent pas. La place de la technique dans ces scénarios fait l’objet d’une méfiance et de l’expression de risques sociaux forts (robotisation et pertes d’emplois afférentes, crainte de marchandisation et d’usages des données liées à l’accroissement du numérique, ultraconnectivité et délitement du lien social…). Contrairement aux idées reçues, donc, la réduction des consommations, articulée avec l’efficacité énergétique, est déjà bien ancrée dans les esprits.

Les verrous collectifs : focale sur les conditions de mise en œuvre des transitions

Cette approche « modes de vie » des scénarios Transition(s) 2050 permet de comprendre dans quelle société les enquêtés pourraient se projeter, à quelles valeurs ils adhèrent, ce qui leur manque pour parvenir à faire évoluer leurs pratiques. Ceci révèle quatre conditions collectives et structurantes.
Premièrement, les enquêtés exigent que tous les acteurs de la société soient engagés. Citoyens, consommateurs, mais aussi entreprises et État lui-même, ce dernier étant attendu comme arbitre et chef d’orchestre de la transition. 
Deuxièmement, les scénarios les plus sobres, s’ils suscitent de l’intérêt, supposent d’importantes transformations collectives pour que les enquêtés puissent s’y projeter : développement d’infrastructures et d’objets techniques (pistes cyclables, véhicules intermédiaires, lignes de transport en commun, etc.), mais aussi développement de services de réparation, de réseaux alimentaires pour assurer un meilleur accès à des produits frais biologiques et locaux… Ainsi, l’enquête reflète la nécessité d’innovation, tant dans les services et dans les produits que dans les politiques publiques. Ici, acteurs privés, publics et associatifs sont attendus pour travailler en coopération et développer des formes d’organisation nécessaires à des modes de vie plus sobres. 
Troisièmement, la justice sociale et la transparence dans les choix de politiques publiques sont au cœur des réactions des enquêtés. Plus qu’un attachement à des aspirations individuelles, ce qui vaut aux yeux des enquêtés porte sur l’organisation de la vie sociale, le vivre-ensemble, la gestion des inégalités et l’adaptation des mesures de politique publique aux diversités de situations économiques et sociales de la population. 
Enfin, le dernier résultat concerne la volonté de renouvellement des formes démocratiques. Les enquêtés expriment le besoin de renforcer et renouveler les modalités de dialogue collectif autour de la transition écologique, via la participation citoyenne et la délibération collective notamment. 
Au-delà des enjeux individuels ou des dimensions techniques, transformer les modes de vie suppose de travailler un ensemble de conditions collectives qui les rendront possibles. Ces résultats rejoignent les résultats des baromètres ADEME qui montrent que les Français sont prêts à faire évoluer certaines de leurs pratiques « sous conditions », autrement dit si la société tout entière évolue. 
Outre les usages dans la prospective, l’approche par les modes de vie contribue à repenser les politiques publiques au niveau local. 

Des projets « modes de vie » dans les collectivités

Un outil systémique pour les politiques publiques locales

L’approche en matière de « modes de vie » offre un outillage pour agir de manière systémique et permet de penser l’articulation entre différentes politiques. Concrètement, une telle approche permet de réfléchir en partant d’une pratique du quotidien, qui peut être un objectif « cible » en matière de politiques publiques. La démarche consiste alors à considérer cette pratique dans ses liens, ses agencements avec d’autres pratiques, ceci formant cette structure de « modes de vie ».
Par exemple, sur le plan de l’action publique, une approche « modes de vie » autour d’un objectif de réduction des déchets à la source et d’amélioration du tri va considérer comment une population donnée fait ses courses, à quel rythme, avec quels moyens de transport et auprès de quels commerces, dans quelle mesure elle cuisine elle-même ou non des produits bruts. C’est à partir de cette analyse – plus vaste que le seul geste de jeter ou la seule connaissance des différents bacs de tri et du composteur – que l’approche « modes de vie » permettra d’outiller une collectivité. Réduire les déchets à la source nécessitera d’engager des coopérations transversales avec les services ou les structures qui travaillent à la structuration de l’offre alimentaire localement, ainsi qu’avec les acteurs du tri et de la récupération des composts (agriculteurs locaux par exemple). Cela intégrera aussi des enjeux d’aménagement des espaces, voiries, et de déploiement de transports publics, dans la mesure où l’approche menée en amont aura montré par exemple des enjeux d’accessibilité des lieux d’achat de produits bruts pour certaines zones. 

Des initiatives pour innover dans la conduite des politiques publiques

Métropoles, collectivités rurales, départements et régions, diverses collectivités s’emparent de cette approche « modes de vie ». En portant cette lecture systémique, elle se déploie sous la forme d’outils accessibles aux collectivités locales. 
Ces outils visent à aider les collectivités à organiser un projet de transition sur un territoire, en pensant aux diverses composantes de l’environnement institutionnel, marchand, structurel, social de ce projet. C’est le cas de la « Roue des modes de vie », développée au sein du Collège des transitions sociétales, avec le concours de l’ADEME et de diverses collectivités engagées en Pays de la Loire. Du point de vue des collectivités, cette approche permet de recenser les facteurs à travailler lors d’un projet, d’identifier les atouts du territoire comme les voies d’amélioration ainsi que les différents acteurs et partenaires qui influencent le projet de transition.
Dans la mesure où cet outil « tire les fils » d’une pratique vers un ensemble de conditions à faire évoluer, son ambition est aussi de proposer des modalités d’innovation dans les politiques publiques territoriales. Notamment, cette approche permet d’identifier les coopérations nécessaires sur les territoires afin d’activer les leviers que chaque acteur est en mesure de travailler. C’est donc un objectif à la fois transformatif des modes de vie des habitants du territoire, mais également des manières de construire et de mener à bien des projets sur lesdits territoires. 
En parallèle, la Métropole de Lyon a développé des travaux proches. Elle a ainsi pu, dans un exercice réflexif, relire l’ensemble des actions qu’elle a engagées à l’aune des « modes de vie ». On le voit en observant les deux schémas issus de ces démarches : l’approche « modes de vie », en travaillant sur l’articulation de plusieurs pratiques quotidiennes et des différentes conditions matérielles, sociales, techniques, qui rendent – ou non – possible l’émergence de modes de vie plus écologiques, offre l’occasion de requestionner le périmètre d’action des collectivités.
De nombreuses pistes d’action pour l’amélioration des politiques publiques locales ont été identifiées par la Métropole de Lyon à partir d’une telle approche. La lecture transversale du changement qu’elle offre permet de construire une vision cohérente des projets de transformations du territoire. Elle permet également de relier les actions de court terme (projets de pistes cyclables, dispositifs de sensibilisation, etc.) dans une temporalité plus large, celle du changement des modes de vie, ce qui permet d’éviter de raisonner selon une logique court-termiste et de s’assurer de la complémentarité entre différents projets. Enfin, dans une perspective de justice sociale, qui implique de mieux considérer la diversité des populations et de leurs contraintes, l’approche par les modes de vie permet de sortir d’un ciblage grand public qui tend à lisser les inégalités socioterritoriales et l’inégal pouvoir d’agir des différentes populations qui vivent sur un même territoire. 

Une ressource a consulter : Millénaire 3

Ce site, qui s’adresse à tous ceux concernés par l’action publique, met à disposition une grande variété d’analyses en lien avec l’activité de la Métropole de Lyon. Une ressource pour prendre de la distance, nourrir une réflexion de fond, questionner les pratiques.

www.millenaire3.com