Longtemps considérée comme allant de soi, la marche était peu mesurée et rarement intégrée aux politiques publiques de mobilité. Une étude inédite, pilotée par l’ADEME, vient combler ce vide : elle chiffre pour la première fois ses bénéfices socio-économiques, qui atteignent des montants importants.
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Marche : de quoi parle-t-on ?
Derrière un geste aussi simple que marcher se cachent en réalité plusieurs formes de mobilité, que l’étude de l’ADEME a pris soin de distinguer pour mieux les mesurer. La plus évidente est celle des déplacements à pied « de point à point », c’est-à-dire pour aller au travail, à l’école, faire ses courses ou encore se rendre à un rendez-vous. Cette catégorie inclut aussi la « marche intermodale », à savoir les trajets pour rejoindre un bus, une gare ou simplement sa voiture garée un peu plus loin (oui ça compte !). Viennent ensuite la marche de loisir, de sport ou encore de randonnée, qui répondent à une recherche de bien-être, d’activité physique ou de détente. Enfin, il existe une forme de marche plus discrète, mais considérable par son volume : la marche dans les espaces privés. Ce sont tous les pas effectués au quotidien à l’intérieur d’un logement, d’une entreprise, d’un centre commercial ou d’un parking (ça aussi ça compte). En intégrant ces trois dimensions, l’étude de l’ADEME propose pour la première fois une vision complète et réaliste de la marche comme pratique quotidienne, qu’elle soit utilitaire, récréative ou simplement ordinaire. Alors… comment marchent les Français ?
Les Français marchent en moyenne plus d’une heure par jour
L’ADEME s’appuie sur l’Enquête Mobilité des Personnes 2019 et l’Enquête Emploi du temps de l’INSEE (2010) pour dresser un panorama précis de la marche en France. On y apprend ainsi qu’en moyenne, un Français marche 1h12 par jour, soit :
- 12 minutes pour ses déplacements à pied,
- 18 minutes pour la marche de loisir, la randonnée ou le sport,
- 42 minutes dans les espaces privés.
Cela représente 3,5 km parcourus quotidiennement, dont 0,8 km pour les déplacements, 1,2 km pour les loisirs et 1,5 km dans les espaces privés. Ces chiffres constituent un minimum, car les récentes enquêtes GPS montrent que les déplacements à pied restent largement sous-recensés dans les enquêtes traditionnelles.
La marche, un impensé des politiques publiques
Malgré son omniprésence dans nos vies, la marche reste en partie invisible dans les statistiques et dans la planification des mobilités. Bien souvent, les enquêtes nationales prennent seulement en compte les trajets effectués entièrement à pied, négligeant la marche intermodale et la marche dans les espaces privés, pourtant majoritaires dans le temps de marche total. Cette donnée manquante a longtemps empêché de mesurer les bénéfices réels de la marche. En objectivant la pratique et ses impacts, l’étude de l’ADEME vient donc réhabiliter un mode de déplacement universel : enfants, personnes âgées, parents avec poussette, salariés pressés… nous sommes tous piétons, chaque jour.
La marche, un trésor caché : 57 milliards d’euros par an
Cette étude chiffre également les bénéfices socio-économiques de la marche pour la société française. Le résultat est saisissant : les politiques publiques favorables à la marche généreraient 57 milliards d’euros de bénéfices nets chaque année. Mieux encore : si la part de la marche passait de 24 % à 30 % des déplacements (un niveau déjà atteint dans les années 1990), on pourrait ajouter 35 milliards d’euros supplémentaires par an à ce résultat.
D’où viennent ces bénéfices socio-économiques ?
Derrière l’annonce de milliards d’euros, il y a une réalité bien concrète. Les bénéfices économiques de la marche reposent sur des effets très concrets, mesurables et souvent visibles au quotidien.
Le premier d’entre eux concerne la santé et la productivité. En marchant régulièrement, les Français réduisent les risques de maladies chroniques (cardiovasculaires, diabète, obésité) tout en gagnant en espérance de vie. Cet effet de prévention massive a été quantifié : 16,7 milliards d’euros par an de bénéfices pour la collectivité.
Mais la marche agit aussi sur le bien-être et la performance au travail. À l’échelle du pays, cette activité physique quotidienne permettrait d’éviter 10 500 décès prématurés chaque année. Un salarié physiquement actif est plus concentré, moins souvent malade et plus épanoui : un gain estimé à 20 milliards d’euros supplémentaires.
Les bénéfices ne s’arrêtent pas aux individus. Ils touchent également les collectivités locales, qui réalisent des économies substantielles et renouvellent la vitalité des quartiers en développant des environnements favorables à la marche. Moins de circulation motorisée, c’est moins d’entretien de voirie, moins d’aménagements lourds et coûteux, moins de nuisances à réparer, des espaces publics plus sûrs, plus inclusifs, végétalisés, plus attractifs contribuant fortement à la qualité de l’expérience urbaine de nos villes. L’étude chiffre ces économies à 7,5 milliards d’euros par an : un argument budgétaire rarement mis en avant, mais redoutablement efficace.
Viennent ensuite les externalités positives, autrement dit les effets bénéfiques pour l’environnement et la qualité de vie :
- En réduisant la dépendance à la voiture, la marche limite le bruit, la pollution atmosphérique et les embouteillages, un gain évalué à près de 4 milliards d’euros pour la collectivité. Chaque pas compte : au total, les trajets à pied évitent l’émission de 1,2 million de tonnes de CO2.
- La marche, c’est aussi une question d’autonomie et de liberté. Dans les villes où l’on peut se déplacer à pied en sécurité, les enfants vont plus souvent seuls à l’école, les personnes âgées sortent plus facilement, les familles économisent du temps et du carburant.
- Enfin, la marche dynamise le tissu économique local. Les piétons fréquentent les commerces de proximité, les marchés, les cafés du quartier : un euro dépensé dans les commerces de proximité d’un centre-ville « marchable » crée davantage d’activité et d’emplois qu’un euro dépensé dans une zone commerciale périphérique. Ce levier de vitalité urbaine représente près de 870 millions d’euros de retombées économiques. Et les chiffres le confirment : les villes où l’on marche le plus sont aussi celles où la vacance commerciale est la plus faible.
Quelles pistes d’actions pour inciter les Français à marcher ?
Favoriser la marche ne se résume pas à poser quelques bancs ou à repeindre des passages piétons. C’est une politique publique à part entière, qui touche à l’urbanisme, à la santé, à l’économie locale et au cadre de vie. La priorité consiste à rendre la marche visible et sûre. Cela passe par des aménagements concrets : trottoirs continus et accessibles, zones piétonnes étendues, traversées sécurisées et surtout, la protection des abords des écoles. Ces espaces sont stratégiques : la marche est le mode de déplacement principal des enfants, qui ne disposent souvent d’aucune alternative. Créer des « rues scolaires » apaisées, où ils peuvent se rendre à pied en toute sécurité, c’est moins de stress et du temps gagné pour les parents, tout en encourageant des habitudes durables dès le plus jeune âge.
Mais la sécurité ne suffit pas. Pour que la marche devienne un réflexe, elle doit être utile. Autrement dit, il faut rapprocher les lieux de vie et d’activité : commerces, écoles, services publics, transports. C’est ce que les urbanistes appellent la mixité fonctionnelle : une ville où tout est accessible à pied devient naturellement plus « marchable ». Cette proximité profite à la fois à la santé des habitants, à la vitalité économique et à la réduction des émissions de CO2.
Aménager l’espace public : une démarche au long cours (mais qui paie)
Enfin, l’étude de l’ADEME insiste sur un point souvent négligé : le temps long. Les villes qui ont réussi à remettre la marche au centre de leurs politiques ont toutes agi avec constance, sur une décennie ou plus. Certaines villes françaises démontrent que lorsque la marche devient un choix politique assumé, les résultats suivent – et ils se mesurent.
Paris arrive en tête du classement national : 52,3 % des déplacements y sont effectués à pied. Ce record s’explique notamment par une politique de long terme fondée sur la réduction de la place de la voiture, la généralisation des zones 30 et la création de larges espaces piétons dans les quartiers centraux. Les aménagements autour des écoles et des grands axes ont renforcé la sécurité, tandis que la densité urbaine et la mixité fonctionnelle facilitent les déplacements courts.
D’autres villes de taille moyenne se distinguent par des résultats remarquables.
Vichy, par exemple, atteint plus de 44 % de déplacements à pied, un taux comparable à celui de Lyon ou Nice. Cette performance s’explique par un centre-ville dense, ainsi qu’une politique constante de piétonnisation et de valorisation des espaces publics depuis plus d’une décennie.
Cherbourg, Arras et Annemasse affichent également des parts modales de la marche comprises entre 43 % et 45 %. Ces villes ont engagé, chacune à leur échelle, des politiques d’apaisement du trafic, de requalification des centres historiques et de développement de continuités piétonnes. Ces actions ont permis d’améliorer la qualité de vie, d’attirer de nouveaux habitants et de soutenir le commerce de proximité.
À Sète, la dynamique est tout aussi notable : la part de la marche y dépasse 40 % des déplacements. La morphologie compacte de la ville, la présence d’espaces publics attractifs et les efforts pour limiter la circulation automobile dans le centre contribuent à cette réussite.
Ces territoires montrent que la persévérance paie : plus on facilite la marche, plus les habitants s’en emparent. Et les retombées sont visibles. Dans les centres où plus de 40 % des trajets se font à pied, le taux de vacance commerciale descend souvent sous la barre des 5 % contre plus de 15 % dans les villes dominées par la voiture. Encourager la marche est bien plus qu’un enjeu de mobilité : c’est une stratégie de santé publique et de cohésion sociale. Et à la lumière des chiffres de l’étude de l’ADEME, c’est aussi un investissement rentable pour la société française.
L’étude de l’ADEME : des chiffres solides, une démarche transparente
Derrière les résultats de cette étude, il y a avant tout une méthode rigoureuse et une exigence de transparence. Près de 130 publications scientifiques ont été mobilisées et l’ADEME a fait appel à un comité d’experts pluridisciplinaire, réunissant des représentants des ministères de la Santé et des Transports, ainsi que des associations spécialisées comme Rue de l’Avenir ou l’ONAPS (Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité). Chaque hypothèse, chaque source, chaque calcul est documenté, dans un souci d’ouverture et de rigueur scientifique. Ce travail ne prétend pas tout figer : il pose les premières bases d’un bilan socio-économique de la marche en France destiné à être enrichi et affiné au fil du temps. Mais il a le mérite essentiel de rendre visible ce qui jusqu’ici, ne l’était pas : la valeur économique et sociale d’un geste aussi simple que marcher.