Ne pas intégrer les questions de justice sociale dans la transition écologique poserait un problème d’éthique, mais aussi d’acceptabilité, donc d’atteinte des objectifs. On l’a vu avec la crise des Gilets jaunes, quand une partie de la population s’est élevée contre une nouvelle hausse de la taxe carbone qui allait encore, selon elle, aggraver les inégalités.
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Les Françaises et les Français doivent réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre pour passer de 10 à 2 tonnes équivalent CO2 par an et par personne. Cet objectif suppose de grandes transformations dans les modes de vie, mais il s’agit d’une moyenne qui masque d’importantes disparités au sein de la population. Les 9,2 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté monétaire*, parce qu’elles ne voyagent pas, mangent moins de viande et n’ont pas les moyens de surconsommer, ne sont pas les plus responsables des causes anthropiques du changement climatique. En revanche, elles sont les premières victimes du dérèglement du climat. Elles vivent plus souvent dans des logements mal isolés et accèdent de plus en plus difficilement à une alimentation saine et durable. Les plus pauvres, et de façon plus générale les gens modestes, lorsqu’ils sont contraints d’habiter loin des centres-villes, dans des zones mal desservies par les transports en commun, dépensent davantage, en pourcentage de leurs revenus, pour se déplacer. Quand de nouvelles politiques en faveur de la transition écologique augmentent la fiscalité sur tout ce qui émet du carbone, notamment sur le carburant, le budget de ces ménages est donc plus fortement impacté.
D’autres mesures nécessaires à la transition écologique peuvent accroître les inégalités territoriales, au détriment par exemple de régions moins bien desservies par le train ou avec un plus faible potentiel de production d’énergies renouvelables. « Ne rien faire ne serait pas mieux, insiste Solange Martin, sociologue en charge de la mission Transition juste à l’ADEME. Cela ne ferait qu’accentuer les inégalités et différer les problèmes politiques. Certaines mesures, comme la fiscalité carbone, sont relativement incontournables. Mais il est nécessaire de prendre en compte leurs enjeux sociaux et de créer les conditions pour les rendre acceptables. » C’est d’ailleurs ce que recommandent le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le Haut Conseil pour le climat (HCC) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) : ne plus traiter les questions de lutte contre la pauvreté, d’égalité hommes-femmes et d’environnement séparément, mais de façon croisée. L’ADEME souhaite explorer davantage cette voie d’une transition socialement juste, plus appropriée, donc plus apaisée.
Le retour du pilier social
Hier le développement durable, aujourd’hui la transition juste. Il s’agit toujours de concilier quatre piliers : l’environnement, l’économie, la société et la gouvernance. Or la dimension sociale de la transition a pu parfois être oubliée au profit d’approches plus techniques ou économiques. C’est en train de changer. Face au dérèglement climatique qui s’accélère et aux inégalités qui se creusent, les politiques doivent de plus en plus en tenir compte. « Pour réussir une transition juste, il est utile d’avoir une approche globale et de ne pas surresponsabiliser des individus, en particulier ceux qui n’ont pas les moyens de choisir les solutions les plus écologiques pour se nourrir ou se déplacer au quotidien », avertit Christina Nirup, responsable de la mission Inclusion et transition écologique auprès de la direction générale déléguée de l’ADEME.
Les sociologues et les économistes de l’ADEME produisent des données, des analyses et des recommandations pour éclairer les politiques publiques. Ainsi, dans leur « Analyse des conditions de reprise d’une valeur équitable du carbone », ils se sont intéressés aux conditions pour qu’une fiscalité carbone puisse être considérée comme juste, donc susceptible d’éviter la colère de la population. Par exemple, l’argent récolté par ce type de taxe doit être redistribué ou utilisé pour financer la transition écologique ; des alternatives doivent être proposées à ceux qui n’ont pas les moyens d’investir dans des pompes à chaleur ou des voitures électriques ; les aides pour compenser la hausse du prix des carburants doivent cibler prioritairement les publics qui en ont le plus besoin, etc.
Outre l’appui technique et financier à des études et des recherches sur les impacts sociaux du dérèglement climatique, l’ADEME soutient des projets qui présentent des cobénéfices pour les populations précaires : développement des réseaux de chaleur dans des quartiers d’habitat social, systèmes de transports dans des zones rurales et périurbaines, initiatives visant la réduction du gaspillage alimentaire, etc. Elle noue également des partenariats autour d’actions articulant enjeux environnementaux et sociaux : avec le CLER-Réseau pour la transition énergétique, pour le repérage et l’accompagnement des ménages en situation de précarité énergétique, avec Emmaüs France, pour la formation des compagnons à l’upcycling de meubles, ou encore avec l’Agence de Renouvellement Urbain (ANRU), sur les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Ces quartiers cumulent en effet les vulnérabilités, avec un taux de pauvreté trois fois supérieur par rapport à ailleurs, une surexposition aux nuisances environnementales (air, bruit…), un effet d’îlot de chaleur urbain renforcé et le vieillissement de logements énergivores et parfois suroccupés.
Une expertise précieuse
Une transition juste nécessite des décisions plus inclusives et participatives. Les pouvoirs publics et l’ADEME se doivent de considérer le point de vue des personnes les plus vulnérables, trop souvent oubliées : les plus pauvres, les femmes, les personnes d’origine étrangère, les populations rurales ou vivant dans les périphéries urbaines… Et pas seulement pour parler des impacts sociaux. Intégrer leurs savoirs et leurs vécus permettrait de rendre les politiques publiques plus efficaces et plus ajustées aux problématiques de toutes et tous.
* Insee, 2019.
Dix ans d’observation de la précarité énergétique
En France métropolitaine, 3,4 millions de ménages (11,9 %) sont en situation de précarité énergétique. Et 69 % des personnes interrogées disent avoir restreint leurs consommations d’énergie en 2022 de peur de voir s’envoler leurs factures. Dans un contexte post-Covid et de tensions liées à la guerre en Ukraine, les prix de l’électricité, du gaz et du fuel ont fortement augmenté, ce qui explique que 440 000 ménages de plus qu’en 2020 rencontrent des difficultés à se chauffer malgré la mise en place d’un bouclier tarifaire. Créé en 2011 et piloté par l’ADEME, l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) a publié en 2021 son bilan de dix ans de suivi. Il y alerte sur la difficulté des plus modestes à accéder aux aides à la rénovation énergétique (Habiter mieux, MaPrimeRénov’, etc.). La plupart sont locataires et, quand ils sont propriétaires, ils ne sont pas en mesure de supporter le « reste à charge » des travaux d’isolation. Tant que l’offre de logements de qualité aux loyers accessibles restera en deçà de la demande qui, elle, est croissante, les plus précaires seront contraints de se loger dans des passoires et bouilloires thermiques. Des décisions plus récentes, comme l’interdiction de louer de telles habitations depuis 2023 et la revalorisation des aides existantes, devraient améliorer la situation.
Plus d’infos : Observatoire National de la Précarité Energétique
vivent sous le seuil de pauvreté (c’est-à-dire avec moins de 60 % du niveau de vie médian). (Source : Insee, 2022)