Regards croisés : justice sociale et transition écologique

Le dernier rapport du GIEC est formel : sans justice sociale ni démocratie, nous n’atteindrons pas nos objectifs de neutralité carbone. C’est pourquoi de plus en plus d’acteurs se mobilisent pour mettre la justice sociale au coeur de nos stratégies nationales et locales, avec un objectif : faire que les changements nécessaires deviennent non seulement acceptables, mais aussi porteurs d’opportunités pour réduire les inégalités. Pour en discuter, nous avons rencontré Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde et Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, deux organisations signataires du Pacte du pouvoir de vivre.


Bio express : Marie-Aleth Grard

Présidente d’ATD Quart Monde, elle a siégé au Conseil économique, social et environnemental de 2008 à 2021. Elle a récemment signé dans Reporterre une tribune sur la place fondamentale du travail dans nos organisations sociales, et la nécessité de « partir des plus pauvres pour reconstruire le sens du travail ».

Bio express : Marylise Léon

Secrétaire générale de la CFDT depuis le 21 juin 2023. Elle signait en décembre 2023 le Manifeste pour la transition écologique juste de la CFDT définissant le rôle du travail en entreprise et le dialogue social dans la transition écologique.

Quel regard portez-vous sur la transition écologique aujourd’hui en France ?
Marylise Léon

C’est une formidable opportunité de changer de modèle de développement économique pour qu’il soit plus juste. C’est l’objet du Pacte du pouvoir de vivre et de ses 66 propositions destinées à concilier emploi, dignité, respect au travail, service public, accès au droit et transition écologique.

Marie-Aleth Grard

L’écologie est trop souvent présentée comme pénalisante pour les Français, ce qui justifie la lenteur des réformes que l’on devrait au contraire accélérer. Il est temps de changer l’histoire que l’on se raconte sur les effets qu’auront les réformes sur nos vies, nos emplois, nos familles… Nous devons faire rimer justice sociale et protection de la nature.

À quelles conditions la transition écologique pourra-t-elle réellement être source de justice sociale ?
M.-A.G.

La première, c’est que toutes nos décisions doivent produire un Triple Dividende : favoriser en même temps la protection de la planète, l’accès aux droits fondamentaux et la création d’emplois décents. C’est ce que font par exemple les Suédois depuis 2000, avec leur fiscalité écologique conçue pour favoriser la justice sociale. C’est aussi ce que promeut l’ONU au travers du rapport spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme.

M.L.

Si nous devions prendre un exemple, la rénovation de l’habitat peut devenir un symbole de la transition juste : permettre à la fois une réduction des émissions et redonner du confort et de la dignité aux populations vulnérables. Je crois aussi qu’il y a une autre condition essentielle à une transition juste, c’est de renforcer la démocratie, écouter davantage et inclure tous les représentants de la société dans les processus de décision, en particulier les plus pauvres.

Comment peut-on faire concrètement pour renforcer la démocratie ? À quelle échelle cela doit-il se faire ?
M.L.

À toutes les échelles, mais en particulier à l’échelle locale. Dans le cadre du dispositif Territoires zéro chômeur de longue durée par exemple, tous les acteurs – y compris les chômeurs – se mettent autour de la table. Avec le temps du dialogue et de la concertation, ils créent ainsi des emplois décents et désirables, car ils sont utiles et pour la plupart tournés vers la transition écologique.

M.-A.G.

C’est un changement de gouvernance dont nous avons besoin : nous fonctionnons de façon trop verticale aujourd’hui. Nous réclamons aussi depuis longtemps de mieux évaluer les impacts des politiques publiques et des réformes, en particulier à partir des 10 % les plus pauvres. Sans oublier d’évaluer tout ce qui n’entre pas dans un tableau Excel, comme ce que vient d’évoquer Marylise.

Avec la transition, le changement climatique, l’IA… le travail est à l’aube de bouleversements difficilement imaginables. Comment , là aussi, garantir la justice sociale ?
M.L.

Tous les secteurs d’activité vont devoir se transformer. La difficulté est que les sujets emplois-compétences ne sont pas abordés en priorité, et que la transition écologique n’est pas encore un thème du dialogue social dans les entreprises, et c’est dommageable. Il va falloir beaucoup de concertations pour cartographier, flécher, financer, former, accompagner, reconvertir à l’échelle individuelle et collective. Certaines entreprises poussées par les militants CFDT comme Eram l’ont compris, et ouvrent des négociations pour adapter les conditions de travail : à quelle température arrête-t-on de travailler ? Quels aménagements pour les mobilités décarbonées ? Etc.

M.-A.G.

Et avec davantage de concertations, nous aurions des mesures d’accompagnement des plus pauvres bien plus adaptées à leurs conditions de vie et de santé. Par exemple, le Plan pauvreté propose comme mesure phare une aide pour s’acheter un vélo. Or ils sont nombreux à vivre loin de leur lieu de travail ou à ne pas être physiquement en état de pratiquer le vélo. Se concerter et anticiper est la clé pour rendre acceptables les arbitrages qui nous attendent et embarquer tout le monde.