Architecte-urbaniste et fondatrice de l’agence LAQ, Claire Schorter a un don pour repérer le potentiel caché des milieux urbains. Dans un arbre planté il y a 50 ans, une matrice de béton ou une friche, elle voit des ressources à mettre en valeur pour soigner et réparer la ville de manière à épanouir et apaiser ses habitants.
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Tout commence par un déclic. En 2013, Claire Schorter est désignée pour conduire la réhabilitation de la friche ferroviaire Saint-Sauveur, à Lille. Lors de la première réunion avec le maître d’ouvrage, son associé sur le projet, un architecte danois, énonce cette profession de foi : « Ma priorité, c’est que les gens puissent dormir la fenêtre ouverte quand il fait chaud ». Pour Claire, formée à l’urbanisme à la française – par tradition très technique, focalisé sur les tracés et les plans –, se produit alors ce qu’elle décrit comme un « coming out » : oui, il est grand temps de replacer l’homme et l’espace public au centre du projet urbain. « Cela n’a l’air de rien, mais pouvoir dormir la fenêtre ouverte suppose de vivre dans un logement traversant et donc bien ventilé, avec une chambre au calme, etc. À chaque fois que je suis sollicitée, je repense à cette formule qui m’inspire pour essayer d’apporter aux habitants les conditions d’une vie heureuse. »
La fondatrice de l’agence LAQ a la modestie d’attribuer l’évolution de sa vision à des influences extérieures. Parmi elles, l’architecte Patrick Bouchain, pionnier du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels, ainsi que les penseurs Bruno Latour et Michel Serres, tous deux découverts lors d’une année universitaire en philosophie, entreprise pour résoudre une « crise de sens » après quinze années passées à travailler pour le compte d’autres architectes. En réalité, les questionnements de Claire sur la manière d’habiter la ville remontent à sa jeunesse et à la césure qui l’a traversée. Quittant un grand ensemble à l’orée de la forêt de Sénart – « un environnement à la fois dense et ouvert à la nature, où les enfants jouissaient d’une grande liberté » –, ses parents ont emménagé à proximité d’une ville nouvelle. L’arrêt de bus sous une dalle, les espaces ultraminéralisés, les fontaines en béton où l’eau ne coule plus… L’adolescente est confrontée à « l’urbanité hostile ». Un parfait contre-modèle de ce qu’elle propose aujourd’hui…
Saisir toute la complexité des objets urbains
Sensible et engagé, l’art de la composition urbaine développé par Claire Schorter repose sur plusieurs piliers. L’attention accordée à l’histoire des territoires en fait partie. « La ville doit certes se transformer, mais de manière organique plutôt qu’administrée, et surtout en laissant aux habitants les clés pour poursuivre le récit après notre intervention », glisse celle qui s’applique « à faire des projets dans lesquels j’aurais moi-même envie d’habiter ».
Dans le cadre du travail sur la friche Saint-Sauveur, les citoyens ont été mobilisés pour faire émerger une nouvelle centralité en s’appuyant sur les usages transitoires et sur la biodiversité qui avait colonisé le site.
Singulière, l’approche de Claire se distingue également par la volonté de saisir toute la complexité des objets urbains. Selon les projets, les architectes, urbanistes et paysagistes réunis au sein de l’agence LAQ reçoivent ainsi le renfort de sociologues, d’historiens, d’écologues ou encore d’hydrologues. « En plus d’être un gisement de ressources, la ville représente le milieu humain par excellence. La manière dont on aborde les enjeux de spatialisation et de mitoyenneté a une influence majeure sur l’acceptation de la différence et sur la prévention ou le traitement du repli social, identitaire ou communautaire. Vu la complexité des enjeux, il est essentiel de croiser les regards. Nous le faisons en organisant des ateliers interdisciplinaires et en passant du temps ensemble sur les sites. »
À force d’étudier les changements qui affectent les environnements urbains, Claire a constaté la disparition des ceintures maraîchères qui, autrefois, assuraient la résilience alimentaire des métropoles. Elle en a retiré un nouveau principe d’action, expérimenté notamment à Rungis où l’interface ville-nature a été repensée sous la forme d’un agroquartier. S’y trouvent conciliés l’ambition sur la qualité des logements, l’attention aux modes de vie et l’accompagnement de la reconversion de l’activité agricole aux bénéfices des consommateurs locaux. Pour ces projets d’agriculture, un enjeu primordial est la réparation des sols, souvent pollués après des années d’agriculture intensive ou délaissés à proximité des infrastructures. Pour restaurer leur fertilité et limiter les déchets issus de la ville, il est essentiel de créer des liens entre les quartiers et les fermes, en recyclant localement les eaux grises ainsi que l’azote ou le phosphore.
Écologiser la fabrique de la ville est une manière de promouvoir l’intérêt général au coeur des territoires.
En désignant Claire Schorter lauréate du grand prix de l’urbanisme 2024 du ministère de la Transition écologique, le jury a souligné son ambition d’écologiser la fabrique de la ville.
Un militantisme qui s’incarne dans l’action
En opérant à l’échelle de la parcelle plutôt qu’à celle du macro-lot, en réfléchissant à des dispositifs « low-tech » pour encourager des modes de vie frugaux, et en insistant sur la nécessité d’aider les habitants des villes à se raccorder aux cycles saisonniers, Claire Schorter rencontre parfois la perplexité de ses pairs. « Quand on me dit que ce n’est pas ainsi que je vais changer le monde, je réponds que mon militantisme consiste à être dans l’action. Prouver qu’il est possible de créer des synergies entre un quartier et une ferme urbaine pour le recyclage de l’eau, c’est semer une petite graine sur le chemin d’une société plus sobre et écologique. » À celles et ceux qui voudraient faire émerger des villes nourries par leur héritage et leur mémoire collective et pleinement en prise avec les défis contemporains, Claire recommande de « résister à la routine de l’urbanisme productiviste ». Comme elle l’a fait, par exemple, à Châtenay-Malabry, où le choix politique de démolir un maximum de bâtiments dans la cité-jardin de la Butte Rouge a conduit l’agence LAQ à se retirer du projet de réhabilitation.
Certes, la logique réparatrice chère à Claire se heurte encore à une puissante inertie. Où trouver l’espoir ? « Dans l’avènement, dont je suis le témoin enthousiaste, d’une génération de professionnels qui ne jure que par une architecture tournée vers la reconnexion des établissements humains avec leurs milieux naturels ! »