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Ce matin de mai, dans un atelier de confection de Saint-André-lez-Lille, dans les Hauts-de-France, une cinquantaine d’ouvrières manient machines à coudre, surjeteuses et piqueuses, dans une ambiance de travail studieuse. L’une assemble les deux pièces d’un débardeur blanc en coton, tandis qu’une autre coud l’ourlet d’un caleçon vert en Tencel. Toutes fabriquent des vêtements en maille de la marque Lemahieu.
L’entreprise française, fondée en 1947 par Henri Lemahieu, assure leur confection sur place et bien plus encore : elle réalise localement chaque étape de la chaîne de production textile, de la conception des modèles à l’expédition, en passant par le tricotage, la coupe et la broderie. Un savoir-faire qui se transmet de génération en génération depuis 80 ans, et qui lui a valu le label « d’entreprise du patrimoine vivant ». « Chez nous, un T-shirt, c’est 19 minutes de temps de production sur le sol français, ce qui crée de la richesse économique sur le territoire, et limite notre empreinte carbone. C’est aussi une pièce dont les matières premières – notamment le lin, le coton biologique ou recyclé – sont des fibres végétales moins impactantes au niveau environnemental, et dont la production mobilise des agriculteurs, des filateurs et des teinturiers locaux. Si bien que notre T-shirt émet 2 à 3 fois moins de CO₂ qu’un produit similaire importé. Dans ce modèle, tout est bénéfique, aux niveaux économique, social, et environnemental », présente Martin Breuvart, associé et directeur du développement de l’entreprise qui emploie désormais près de 130 salariés.
En 2024, elle a été lauréate des Trophées de la mode circulaire au titre de ses T-shirts en lin garantis 5 ans. Une fibre dont la France est le premier producteur mondial, mais dont l’écrasante majorité est exportée en Chine, puis revendue une fois confectionnée sur le sol européen. « Certes, notre T-shirt en lin est vendu 65 €, mais la fibre de lin coûte 10 fois plus cher que le coton. Nous ne faisons pas travailler d’enfants, ni tout autre salarié dans des conditions sociales déplorables, nous respectons des normes sanitaires strictes pour éviter l’ajout sur nos vêtements de substances toxiques pour la santé, nous faisons travailler tous les acteurs de la chaîne de production textile en France, et nous incitons nos clients à consommer – et donc à dépenser – moins grâce à la réparabilité de nos T-shirts en lin lors des cinq années suivant leur achat. On cherche d’ailleurs à l’étendre à l’ensemble de nos produits », ajoute le chef de l’entreprise 100 % made in France.
Faire face aux géants de la fast fashion
Dans cet ancien bastion de l’industrie textile en France, l’entreprise Lemahieu surprend par sa longévité. Au début des années 1990, le secteur textile, jusque-là florissant dans le pays, connaît un puissant et irrémédiable déclin, avec la délocalisation massive de la production. Aujourd’hui, 97 % du textile consommé en France est importé. Le mastodonte chinois Shein est l’enseigne de mode pour laquelle les Français ont le plus dépensé l’an dernier. La marque mise sur un modèle offensif fondé sur des prix cassés et une offre sans commune mesure, avec plus de 470 000 modèles disponibles, et 1 000 à 2 000 nouvelles références proposées chaque jour. Ces chiffres sont symptomatiques de la surconsommation textile à l’oeuvre dans le monde, y compris en France. Environ 7 millions de vêtements neufs sont, en effet, achetés tous les jours dans l’hexagone1 en contradiction totale avec nos objectifs climatiques. Sans compter que les réglementations environnementales qui régissent leur fabrication dans les pays du Sud sont moins strictes qu’en Europe, ce qui amplifie leur empreinte carbone. En conséquence, la consommation européenne de textiles représente la 4e source d’impacts sur l’environnement et le changement climatique de l’Union européenne, après l’alimentation, le logement et les transports2. En termes économiques, depuis les années 2000, l’industrie manufacturière française du textile a perdu les deux tiers de ses effectifs, et plus de la moitié de sa production.
Une nouvelle génération d’ingénieurs textile
Face à cette hécatombe, de nouvelles aventures entrepreneuriales se développent, dans les Hauts-de-France, aux côtés d’entreprises survivantes, déterminées à produire de manière éthique et responsable avec l’appui d’acteurs de territoire engagés. « La Région a trois atouts majeurs : des entrepreneurs audacieux, une main d’oeuvre dotée d’un haut niveau de savoir-faire technique et la présence de l’ensemble des maillons de la chaîne de production textile. Mais le secteur regorge de PME qui n’ont pas beaucoup de trésorerie. Le rôle de la Région est de créer un environnement favorable à leur développement et à leur survie. Si l’une d’entre elles a besoin d’une machine pour robotiser son process, on l’aide. On les accompagne aussi à faire leur révolution écologique, dans une logique de décarbonation. Le tout, grâce à des fonds européens, et à l’aide de l’État via Bpifrance et l’ADEME. C’est la conjonction de tous les soutiens qui produit des effets », détaille Frédéric Motte, conseiller régional délégué à la transformation de l’économie régionale.
En amont, une grande école forme une nouvelle génération d’ingénieurs du textile, aptes à relever les défis d’aujourd’hui et de demain, l’ENSAIT (École nationale supérieure des arts et industries textiles). Située à Roubaix, elle est spécialisée dans les domaines du textile, des matériaux avancés et de l’innovation industrielle, forme à elle seule plus de 70 % des ingénieurs textile français, et participe activement au renouveau du made in France. « Sur nos 130 diplômés, il y a cinq ans, seules une à deux personnes travaillaient à la sortie de l’école dans le développement durable et la responsabilité sociétale des entreprises. Aujourd’hui, ils sont entre dix et quinze. En 2010, nous avons nommé une personne référente “développement durable” au sein de l’école, et des activités pédagogiques autour du cycle de vie des textiles se sont développées. Les étudiants sont de plus en plus demandeurs. Certains viennent même dans notre école, attirés par le potentiel de recherche et les applications concrètes que propose le textile en matière d’enjeux écologiques, même s’ils ne constituent pas la majorité de nos étudiants », explique Éric Devaux, directeur de l’école.
À quelques centaines de mètres, trois ingénieurs textile diplômés de l’ENSAIT justement, Alexandre Bianchi, Victor Legrain et Sacha Motta, ont créé un atelier-bar où les clients assistent à la fabrication de leur pull (60 minutes) ou de leurs chaussettes (15 minutes), dans une ambiance de café. Créés en 2021, les Trois Tricoteurs proposent là, et sur son site Internet, des articles à la commande, personnalisables. « Pour nous, tout acte d’achat est réfléchi. On se situe à contre-sens de la livraison ultra-rapide, et la production à la demande évite du gâchis et des frais de gestion des stocks », explique Julie Guillerm, responsable de la communication dans l’entreprise aux vingt salariés.
On se situe à contre-sens de la livraison ultra-rapide, et la production à la demande évite du gâchis.
Les vêtements sont confectionnés par des machines automatisées qui utilisent la technologie du tricotage intégral en 3D, ce qui limite les chutes de matière première. Un exemple qui signifie que la relocalisation de la production textile est possible. « Et ça marche ! Notre chiffre d’affaires double chaque année depuis 2023 », précise la jeune femme, enthousiaste d’oeuvrer au sein d’une entreprise innovante et locale. « La France a aussi une carte à jouer sur les textiles techniques, destinés au secteur médical et à l’industrie, avec davantage de valeur ajoutée », précise Frédéric Motte, un élu d’une région en plein renouveau
Les Hauts-de-France figurent parmi les trois premières régions textile de France. Ici, des entreprises se sont activement engagées dans une dynamique de “mode” circulaire, au travers de la coopération entre acteurs de la Région : têtes de réseau, acteurs publics, économiques, académiques et monde de la recherche. La Région et l’ADEME accompagnent la structuration et l’animation de la filière par l’intermédiaire de projets d’écoconception, de réemploi, de recyclage, de recherche et d’innovation. C’est dans ce cadre que l’ADEME soutient la Métropole européenne de Lille et les Trophées européens de la mode circulaire depuis 2020, qui génèrent un fort engouement avec plus de 200 candidatures reçues à chaque édition. Les Trois Tricoteurs sont l’un des premiers à avoir obtenu un trophée, en raison du caractère novateur de leur modèle de vente. Lemahieu a, quant à lui, été récompensé en 2024 pour la dimension exemplaire de sa démarche. Les prochains trophées auront lieu en 2026, et la dynamique régionale se poursuit avec une “Circular Fashion Week”, prévue à Lille en décembre 2025, en associant également l’industrie du textile technique qui représente près de 75 % de l’activité de la filière textile dans les Hauts-de- France.
1 Source : estimation d’après le baromètre Refashion sur les ventes 2022.
2 Source : EU Strategy for Sustainable and Circular Textiles.