Décryptage

« La transition dépend de nos dynamiques collectives et de nos choix de société  »

Désirables, faisables et à quelles conditions ? L’an dernier, l’ADEME a soumis les quatre scénarios de l’étude Transition(s) 2050 à une trentaine de nos concitoyens pour qu’ils nous disent ce qu’ils en pensent et dans quelle mesure ils sont prêts à s’embarquer dans ces nouveaux modèles de société. Le point avec Sarah Thiriot, sociologue à l’ADEME.


Quelle est la vocation de ce feuilleton « modes de vie » ?
Sarah Thiriot 

Pendant deux ans, l’ADEME et ses partenaires ont mené des travaux prospectifs afin d’éclairer les décisions à prendre dans les années à venir pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Cela a donné naissance à un rapport intitulé « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat » qui dépeint quatre scénarios cohérents et contrastés, respectivement baptisés « Génération frugale », « Coopérations territoriales », « Technologies vertes » et « Pari réparateur ». L’idée de consacrer un feuilleton aux modes de vie s’est imposée parce que nous savons qu’une approche purement technico–économique n’est pas suffisante pour répondre à l’urgence environnementale. Or le processus de transition dépend non seulement de nos comportements individuels, mais surtout de nos dynamiques collectives et de nos choix de société. C’est dans cette optique que l’ADEME compte des sociologues et développe des travaux en sciences humaines et sociales depuis plus de vingt ans !

Concrètement, quels étaient les objectifs de l’étude et comment s’est-elle déroulée ?
S. T. 

Pour cette étude, nous sommes allés à la rencontre de 31 citoyens d’âges, de situations matérielles et d’horizons géographiques variés, que nous avons interrogés chacun pendant deux heures. L’idée était de leur présenter les quatre scénarios sous forme de courts récits illustrés, pour qu’ils puissent les appréhender et s’y projeter ; mais aussi de les interroger sur leur ressenti : quels sont, à leurs yeux, les plus désirables et les plus réalisables ? Ces deux derniers aspects nous ont permis d’explorer les bénéfices et les contreparties perçus pour chacun des scénarios, en fonction des aspirations et des valeurs des enquêtés, mais aussi de leurs marges de manœuvre pour envisager ces transformations de leur mode de vie quotidien.

Quelques résultats pour chacun des scénarios ?
S. T. 

Le premier, Génération frugale, est assimilé par certains enquêtés à une utopie : il leur paraît désirable mais pas nécessairement faisable. Cette difficulté à envisager de nouvelles pratiques (notamment le partage d’objets) tient surtout au fait que l’offre de services sobres reste peu développée et méconnue. À l’opposé, d’autres enquêtés y voient un risque de repli communautaire et une menace pour l’autonomie individuelle. Le scénario Coopérations territoriales est traversé par cette même tension, même s’il suscite moins de débats : les répondants saluent en particulier l’accent mis sur l’accompagnement par l’État et les collectivités territoriales des pratiques de sobriété comme la mutualisation, le redéploiement des services publics et le renouveau de la participation politique. Dans le scénario 3, les technologies vertes pour le suivi et la maîtrise des consommations sont reçues avec davantage de réticences. Les enquêtés pointent notamment un risque de déshumanisation des rapports sociaux, la destruction d’emplois par la robotisation et la marchandisation des données. Enfin, le dernier scénario, Pari réparateur, est vecteur d’inquiétude et semble une continuation dystopique de notre société actuelle. Les développements technologiques poussés à leur paroxysme, afin de maintenir les modes de consommation individuels, paraissent irrationnels aux enquêtés. Plusieurs répondants s’interrogent sur les impacts environnementaux et sociaux d’un modèle qui pourrait créer plus de pollution et de déchets qu’il n’en évite.

Avez-vous été surprise par certains résultats ?
S. T. 

Nous avons été étonnés par les résultats, qui invitent à la nuance : aucun scénario n’est ni massivement désiré ni franchement rejeté. Au regard des débats actuels qui se cristallisent autour de la sobriété notamment, on aurait pu s’attendre à davantage d’hostilité pour les modèles impliquant une baisse drastique des consommations. Au contraire, je constate qu’une large part des personnes interrogées ne considère pas la consommation individuelle de masse comme l’élément central de leur liberté. Bien évidemment, il s’agit d’une facette importante de l’adhésion aux scénarios, mais les enquêtés la pondèrent au regard des contreparties, environnementales et sociales, qu’elle suppose. Par exemple, ils expriment un souci particulier vis-à-vis des inégalités et soulignent le besoin de considérer les difficultés des plus démunis dans la transition.

Des enseignements pour l’avenir ?
S. T. 

L’un des enjeux de cette enquête était d’identifier les conditions qu’il faudra réunir pour favoriser l’émergence de nouveaux modes de vie afin de parvenir à la transformation de notre modèle de société. Trois points clés semblent se dégager. D’abord, partager les efforts entre tous les acteurs pour qu’ils ne reposent pas uniquement sur les citoyens. Cela suppose l’enrôlement des entreprises et une volonté politique ambitieuse pour imbriquer les actions individuelles dans des systèmes collectifs sécurisants et bien régulés. Ensuite, -répondre aux attentes de justice sociale et de transparence ; c’est indispensable si l’on veut que nos concitoyens acceptent des transformations qui renouvellent la vision du bien commun comme de la liberté individuelle. Enfin il apparaît indispensable de renouveler les formes démocratiques et les modalités de la participation. Nous devrons envisager un système de délibération qui permette à tous de prendre part aux décisions prises, à commencer par ceux qui sont les plus démunis et les plus impactés par les changements à venir.